De la main à la main, de l’œil à l’œil, du cœur au cœur

Publier un livre n’est pas vraiment un acte intellectuel, artistique, commercial – ou ce que vous voulez – simple à décrire OU à analyser, et quand bien même, qui ça intéresse ? Bon, je vais faire comme si je n’avais pas soulevé cette pertinente question, je vais couper Netflix et me concentrer sur mes mains (précepte bouddhiste), enfin non, sur les mains.

Emil Ferris avait 40 ans quand on lui a annoncé qu’elle ne marcherait jamais plus, et que sans doute, elle ne retrouverait plus la maîtrise de ses membres supérieurs. Elle a vu sa vie finir, elle a vu l’ange de la mort (sous la forme d’un meuble administratif à casiers – la mort n’est-elle pas, en fin de compte, qu’une formalité ?), mais a décidé de ne pas se laisser faire… 

S’il fallait se scotcher un stylo à la main pour continuer à dessiner, elle le ferait (et elle l’a fait), s’il fallait devenir féroce, elle le serait (et elle l’est). Ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a traversé lui appartient, et même si l’histoire qu’elle a racontée n’est pas la sienne, l’émotion, la douleur, la force – quand on lit son livre – sont si fortes qu’elles ne peuvent être qu’authentiques, et ça c’est extraordinaire. À travers ses coups de stylos et les traits de ses lettres, elle a réussi à offrir tellement plus qu’une histoire exceptionnelle que la question de la transmission à un autre lecteur (par ça j’entends, un lecteur d’une autre langue et d’une autre culture) était délicate. Comment transposer une expérience aussi magique et spéciale que celle-ci ? Comment faire en sorte que la déperdition d’émotion soit minimale ? Dans quelle mesure peut-on conserver ce que l’original nous donne d’invisible ? Ça en fait des questions…

En tant qu’éditeur de littérature étrangère, ce questionnement, cet aspect du problème est omniprésent, et nous disons régulièrement que nous ne faisons pas traduire un texte, mais que nous dirigeons la transposition de cet acte surprenant qu’est la lecture d’un livre d’une culture à une autre. Nous avons conscience que cette lecture est un moment rare et délicat, un moment unique et personnel. Notre rôle, que nous prenons parfois trop à cœur, n’est pas que de rendre mot pour mot, mais œil pour œil et dent pour dent. Notre rôle est d’entremettre (oui, entremettre) lecteurs et émotions.

Pour Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, les chantiers étaient multiples et les choix, nombreux. Nous avons confié la traduction à l’un de nos collaborateurs que nous estimons pour le travail qu’il a fourni pour nos livres par le passé : Jean-Charles Khalifa. Le livre est un roman en soi, il fait 220 000 signes, il est tissé de textes. Nous avons confiance en Jean-Charles, il creuse ses choix, invente quand il le faut (il a créé le terme de Marchapouille pour Cootiestep, et nous avons trouvé Gerborrifiant pour Barfarrific), respecte ses délais et nous fait confiance en retour. Il a travaillé, main dans la main avec Emil Ferris pour traduire et adapter, dans le plus pur respect de l’œuvre, l’expérience de lecture de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Puis, nous relisons, vérifions, cherchons du sens dans les interstices, si Emil Ferris n’a pas caché quelque chose, si telle ou telle expression n’est pas un clin d’œil ou une référence. Ce travail nous permet de comprendre en profondeur le livre, le lisant, le relisant, le rerelisant, le rere…relisant, nous voyons comment il a été pensé et comment il fonctionne, comment avec une parfaite maîtrise des rythmes et des échos, Emil parvient à truffer le livre de secrets, de zones d’ombre et de mystères. Ce qui en fait un terrain de jeu pour éditeur en quête de sens. Et même si Emil est là pour nous donner ses réponses, il est bien plus intéressant les chercher par nous-mêmes d’abord, puis de seulement vérifier avec elle.

Puis l’a question de l’adaptation visuelle des textes s’est posée. Le livre est l’addition des carnets de dessins d’une jeune fille, son journal intime, tout y est tracé à la main, les textes aussi. Devions-nous créer une police numérique pour “simuler” l’écriture de Karen Reyes ? Ce qui serait plus économique et plus simple pour les centaines de petites retouches à faire tout au long du processus de production, ce qui permettrait de gagner beaucoup de temps tout en fournissant un travail de qualité, mais qui serait plus rigide et froid. Ou devions-nous demander à quelqu’un de “redessiner” tous les textes en s’inspirant de ceux d’Emil, malgré le fait que ce soit bien plus cher, bien plus compliqué à gérer, à corriger, à déplacer et, au final, surtout beaucoup plus long, mais mieux intégré et plus chaleureux. À la lecture du livre, il nous est paru évident que le sens et les émotions ne naissaient pas seulement des dessins et de l’histoire, mais aussi de la façon dont les mots étaient parfois « jetés », parfois « déposés » sur la page, confiés avec colère ou au contraire avec tendresse au journal. Par conséquent, il ne restait en fait qu’un seul choix : faire réécrire à la main le livre entier.

C’est là que grâce à Serge Ewenczyk des indispensables éditions Çà et Là nous avons fait la connaissance d’Amandine Boucher, lettreuse de métier. Dès les premiers essais, non seulement ça nous a plu, ça a plu à Emil Ferris, mais nous avons senti cette sincérité inimitable que possède l’écriture manuscrite, sa douceur et sa force. Alors nous sommes partis dans cette direction.

Honnêtement le résultat est top, mais très honnêtement aussi, rarement production a été plus dure. Chaque fois que nous avions une correction, soit nous devions demander à Amandine de la faire à la main (et donc de refaire tout le passage), soit nous prenions nos souris pour bricoler sur un ordi des mots qui paraissent les plus naturels possibles. Et des corrections, des retouches, comme dans tous nos livres, vous pouvez être certains que nous en avons eus des centaines. Ce qui nous a, à la fois, vidés mais encore plus que d’habitude immergés dans la genèse de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Par exemple, nous avons découvert certaines facettes du travail d’Emil Ferris, comment son attention à ce qu’elle appelle la « mémoire sensitive », soit la proximité voulue, la cohabitation visuelle forcée de tel ou tel mot et de tel ou tel fragment d’image. Ou bien, comment elle glisse par petite touche un peu d’humour surréaliste de-ci de-là. Bref, c’était épuisant mais nous sommes très contents du résultat. Le livre est le monde secret et personnel d’une petite artiste, il est normal que tout soit fait de sa main, que sa tendresse et sa rage effleurent votre œil. C’est un dispositif voulu par l’auteur qui permet au lecteur de s’impliquer plus encore dans la lecture, il faut parfois déchiffrer, il faut parfois relire une planche, ce qui nous force à nous intéresser plus profondément à ce qui est dessus, mais il se dégage également ainsi des pages quelque chose de terriblement humain et touchant.

Puis, au fur et à mesure de ce lettrage à la main, sont apparus de nombreux petits problèmes, de nombreux petits détails qu’il fallait gérer au cas par cas. Comment intégrer correctement telle chose ? Comment corriger et refaire telle autre ? Et tout ceci ne concernait plus seulement le lettrage, mais l’adaptation. Certaines cases du livre sont entièrement recouvertes de traits, donc comment intégrer la correction : soit on efface tout et on met notre texte, mais dans ce cas on perd le travail artistique, soit… soit… et bien on trouve quelqu’un de capable de refaire chaque petit trait, quelqu’un maîtrisant les technologies obscures mais aussi la magie des couleurs pour pouvoir faire des retouches de façon invisible et convaincante, quelqu’un comme Emmanuel Justo. Emmanuel avait déjà produit des miracles d’intégration en nous aidant lors de la production du livre de Matt Kindt, Du sang sur les mains. Cette fois il s’est surpassé, rendant invisible des retouches indispensables à notre adaptation.

 

Avant

 

Après

Puis nous nous sommes demandé si nous devions « inventer » une nouvelle forme au livre, avec une autre couverture, une autre matière. Nous avons exploré beaucoup de possibilités avant de comprendre qu’au lieu de produire un autre objet, nous pouvions employer ce temps et ces moyens à rendre l’expérience artistique et émotionnelle de celui-ci encore plus forte. Comment valoriser les œuvres originales, les traits d’Emil Ferris ? Comment faire en sorte que l’impact des dessins soit des plus immédiats ? C’est en réfléchissant à ce point que nous nous sommes demandé si nous serions tout simplement capables d’imprimer correctement les dessins. Nous avons donc décidé d’utiliser un meilleur papier et surtout de confier à un spécialiste, Jimmy Boukhalfa de Labogravure, le soin de retravailler chaque image, chaque fichier pour que celle-ci donne le maximum en fonction de nos choix techniques. Et je peux vous dire que c’est réussi. C’est un travail minutieux où il a fallu comprendre comment Emil Ferris dessinait, comprendre que parfois comme une jeune fille penchée sur ses carnets une partie du dessin est faite avec un stylo noir puis une autre avec un autre stylo, ce qui donnera à la page une profondeur particulière, illustrant en fait le temps qui a passé, il fallut imaginer les nuances pour mieux les rendre sans les dénaturer…

À bientôt.

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