La véridique histoire de Barbe-Bleue

PAR PIERRE CAMI

. . . . . .

Désopilant extrait des textes de Pierre Cami publiés dans Tu dis ça parce que tu m’aimes, l’anthologie de Monsieur Toussaint Louverture.

. . . . . .

PREMIER ACTE — « Un Rêve Bleu »
La scène représente le château de Barbe-Bleue.

BARBE-BLEUE. — Ma jeune épouse, qui les premiers jours de notre mariage était impressionnée par la couleur de ma barbe et portait des lorgnons fumés pour la voir noire, est à présent complètement habituée et trouve même très poétique la nuance spéciale de mon système pileux. Mais la voici.

LA JEUNE ÉPOUSE. — Bonjour, mon seul amour. (Fixant langoureusement la barbe de son mari.) Oh! la belle bleue!

BARBE-BLEUE.— Mignonne! (Il l’embrasse.) Voici la triste saison, le ciel est noir, la pluie tombe mélancolique! N’allez-vous point vous ennuyer, petite aimée, en ce vaste château?

LA JEUNE ÉPOUSE. — Oh! Mon bien-aimé! Qu’importent les variations atmosphériques! Mon cœur, lui, ne varie pas! Écoutez la douce chanson que m’inspire notre amour. (Elle prend sa viole d’amour et chante en s’accompagnant.)

Quand reviennent les tristes jours,
Où ne chante plus la fauvette,
Quand l’hiver, glaçant les amours,
Met son manteau gris sur nos têtes,
Pour évoquer le doux printemps,
Il me suffit tout simplement

Refrain (avec sentiment)

De fixer tes poils bleus!
Tes poils bleus!
Aussi bleus
Que l’azur des deux!
Oui, dans ta barbe, mon Daniel,
Je crois revoir le ciel!
Le ciel!

BARBE-BLEUE, ému. — Mignonne! (Il l’embrasse.) Comme je vous l’ai annoncé l’autre soir, je vais être obligé de m’absenter deux semaines pour affaires. Je pars cet après-midi.

LA JEUNE ÉPOUSE. — En prévision de cette triste séparation, j’ai écrit à ma sœur Anne de venir avec mon frère de lait me tenir compagnie pendant votre absence.

BARBE-BLEUE. — Votre frère de lait?

LA JEUNE ÉPOUSE. — Oui. Je serais si heureuse de le revoir et d’embrasser ses longues oreilles!

BARBE-BLEUE. — Ses longues oreilles?

LA JEUNE ÉPOUSE. — C’est vrai, vous ignorez. Dès ma naissance j’ai été nourrie au lait d’ânesse. Mon frère de lait est un superbe baudet. Ma sœur Anne, montée sur mon frère de lait, arrivera au château aujourd’hui même.

BARBE-BLEUE. — Parfait. Je pars rassuré. Entre sœur Anne et frère âne j’espère que vous ne vous ennuierez pas trop. Mais avant de partir laissez-moi vous confier les clefs du château. (Il lui tend un trousseau de clefs.) Ouvrez tout, allez partout, sauf dans le petit cabinet au bout de la grande galerie, dont voici la clef. Je vous défends d’y entrer, et s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère! (Il embrasse sa femme, monte dans son carrosse et part pour son voyage.)

DEUXIÈME ACTE — « Frère Âne »
Même décor, le lendemain.

BARBE-BLEUE, rentrant chez lui. — C’est moi, mignonne! En cours de route j’ai reçu des lettres qui m’ont appris que l’affaire pour laquelle j’étais parti venait d’être terminée à mon avantage. J’ai donc rebroussé chemin et me voici. À propos, en arrivant, j’ai aperçu votre frère de lait sur la pelouse du château. Il broutait de bon appétit!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Le cher animal! Depuis hier il nous rend de grands services. Comme les ascenseurs ne sont pas encore inventés, il nous transporte, ma sœur et moi, à travers les escaliers du château, nous épargnant ainsi la fatigue de grimper les étages.

BARBE-BLEUE. — Voudriez-vous à présent, ma chère, avoir l’obligeance de me rendre le trousseau de clefs que je vous ai confié avant mon départ.

LA JEUNE ÉPOUSE, tendant le trousseau d’une main tremblante. — Le voici. (À part.) Je suis perdue!

BARBE-BLEUE. — Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef?

LA JEUNE ÉPOUSE, balbutiant. — Je n’en sais rien…

BARBE-BLEUE. — Vous n’en savez rien? Je le sais, moi! (D’une voix terrible.) Vous avez voulu entrer dans le cabinet! Eh bien! Madame, vous y entrerez et irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues!

LA JEUNE ÉPOUSE, se jetant aux pieds de Barbe-Bleue. — Oh! pardon! Grâce! Pitié!

BARBE-BLEUE. — Il faut mourir, madame!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Puisqu’il faut mourir, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu!

BARBE-BLEUE, regardant la pendule. — Soit! Il est trois heures moins le quart, à trois heures, je vous trancherai le col! Je descends aiguiser mon coutelas! (Il descend.)

LA JEUNE ÉPOUSE, appelant sa sœur. — Ma sœur Anne, monte, je te prie, sur le haut de la tour pour voir si notre frère Henri, le lieutenant des Pétardiers du Roi, ne vient point! Il m’avait annoncé sa visite pour aujourd’hui, et si tu le vois fais-lui signe de se hâter! (Apercevant l’âne qui monte l’escalier de la tour.) Vite! monte sur son dos, tu arriveras plus rapidement au sommet de la tour! (Sœur Anne grimpe sur l’âne-ascenseur et s’éloigne.) Ciel! trois heures moins cinq! Barbe-Bleue va revenir! Oh! quelle inspiration désespérée! (Elle fait rétrograder les aiguilles de la pendule et les place sur deux heures dix.) Mon Dieu! il remonte!

BARBE-BLEUE, entrant et consultant la pendule. — Vous n’avez plus que cinquante minutes pour vous recueillir! Priez, madame! (Il redescend.)

LA JEUNE ÉPOUSE, courant à la fenêtre, d’où elle aperçoit la tour. — Pourvu que mon frère Henri arrive à temps! J’aperçois au sommet de la tour ma sœur Anne qui interroge anxieusement l’horizon! Mon pauvre frère de lait, les deux pattes posées sur les créneaux, regarde aussi comme s’il comprenait la gravité de la situation. (Criant d’une voix étouffée.) Anne, ma sœur Anne ne vois-tu rien venir?

SŒUR ANNE, du sommet de la tour. — Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Seigneur! protégez-moi! Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?

SŒUR ANNE. — Je ne vois qu’un laboureur qui labouroie et un faucheur qui fauchoie.

LA JEUNE ÉPOUSE. — Ciel! mon mari remonte! Gagnons du temps! (Elle place les aiguilles de la pendule sur une heure moins cinq.)

BARBE-BLEUE, entrant et consultant la pendule. — Vous n’avez plus que deux heures cinquante-cinq pour vous préparer a la mort! Priez, madame! (Il redescend.)

LA JEUNE ÉPOUSE. — Anne! ma sœur Anne! ne vois-tu rien venir?

SŒUR ANNE. — Je ne vois qu’un rémouleur qui remouloie et qu’un chasseur qui chassoie.

VOIX DE BARBE-BLEUE. — Quittez cette tour et rentrez dans votre chambre, sœur Anne, ou c’est moi que vous allez voir venir! (Sœur Anne, épouvantée, quitte la tour.)

LA JEUNE ÉPOUSE. — Ah! je suis bien perdue cette fois! Plus personne pour m’avertir de l’arrivée de mon frère Henri et le prévenir! Seul, mon fidèle frère de lait est toujours sur la tour et semble consulter l’horizon!
Ah! s’il pouvait comprendre, je lui crierais. (Elle crie inconsciemment.) Âne, mon frère âne! Ne vois-tu rien venir?

FRÈRE ÂNE. — Hi-han! Hi-han! Hi-han!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Ciel! on dirait qu’il comprend! Mais non! je deviens folle. (Elle crie.) Âne, mon frère Âne! ne vois-tu rien venir?

FRÈRE ÂNE. — Han-hi! Han-hi! Han-hi!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Qu’entends-je? Mon frère de lait vient de braire à l’envers! Que veut dire cela?

FRÈRE ÂNE. — Han-hi! Han-hi! Han-hi!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Han-hi! Han-hi! Que veut-il dire? Oh! je comprends tout! Le brave animal vient d’apercevoir mon frère Henri! C’est Henri qu’il veut dire en criant: Han-hi! Han-hi! Mais Barbe-Bleue remonte! Vite, retardons la pendule! (Elle s’élance vers la pendule.)

BARBE-BLEUE, entrant et la surprenant. — Ah! je vous y prends! Mais on ne me la fait pas à moi! Allons, madame, préparez-vous à mourir à l’instant!

VOIX DE FRÈRE ÂNE. — Han-hi! Han-hi!

LA JEUNE ÉPOUSE. — Encore une minute de grâce!

BARBE-BLEUE. — Non! non! Recommande ton âme à Dieu! (Il lève son bras armé du coutelas. Mais à ce moment la porte s’ouvre brusquement et Henri le Pétardier du Roi se précipite sur Barbe-Bleue et le transperce de son épée.)

LE PÉTARDIER. — Sauvée! petite sœur! Sauvée! grâce à l’organe puissant de ton frère de lait qui eut l’inspiration géniale de braire mon nom du haut de la tour. J’ai compris qu’il se passait un événement anormal au château, j’ai éperonné mon coursier, et Dieu soit loué! Je suis arrivé juste à temps pour sauver ma sœur et châtier le Barbe-Bleue!

RIDEAU

Laisser un commentaire