LA LETTRE

Parrock Farm
Goshen, New Jersey
Le 20 mars 1871

Ma chère fille Mary,

Parce que je ne t’ai pas vue depuis vingt-trois ans et que je n’ai pas répondu à tes lettres, cette missive te surprendra sans doute. J’espère que tout ce temps et ma supposée indifférence n’auront pas amoindri l’affection filiale qui te caractérisait dans ton jeune âge et pour laquelle tu as été si peu récompensée pendant tant d’années. J’ai longtemps hésité à t’écrire, car je savais que le jour où je le ferais, ce serait pour te supplier non seulement de me pardonner, mais aussi de me porter assistance.

J’ai eu tort de t’abandonner, mais ton union avec l’inconséquent Monsieur Drax à un âge si tendre et en totale opposition à mes vœux et à ceux de ta mère a créé en moi du ressentiment à ton égard. J’ai aveuglément considéré que ta mère avait dépéri à cause de ton entêtement à vouloir te marier. Ton frère James fut une consolation durant mon deuil et j’ai rapidement été convaincu que je n’avais plus qu’un fils unique, aimant et dévoué. J’ai alors purgé mon cœur de ton souvenir. J’avais tort, mais, ma chère fille, si tu savais le tourment qui m’afflige, tu me pardonnerais le mal que je t’ai fait. Car j’ai été largement puni.

James et moi avons vécu seuls dans le contentement pendant quinze années. Et puis, il y a environ cinq ans, alors que j’étais en route pour Salem avec une cargaison de prunes, un jeune homme qui conduisait son attelage à fond de train sur une route trop étroite a effrayé mon cheval et ma carriole s’est retournée dans le fossé. Elle m’est tombée dessus et mes jambes ont été écrasées. Depuis ce jour, je suis invalide, et si je vais quelque part, c’est uniquement parce qu’il y a quelqu’un pour me porter.

Peu de temps après, James s’est marié. Il avait trente-sept ans et peu d’inclination pour la vie conjugale. Je suis convaincu qu’il s’est davantage marié pour moi que pour lui-même. Son choix fut pire que le tien. James a épousé une femme de Philadelphie nommée Hannah Jepson. Son père était pêcheur et sa mère tissait de la paille. Elle-même élevait des caniches pour les vendre aux dames de la haute société de Philadelphie, activité qu’elle a abandonnée quand elle est venue s’installer avec nous à la ferme.

Dès le début, sa présence ne m’a guère enchanté. Nous, les Parrock, sommes des gens simples de la campagne –:honnêtes, sincères et sans détour:–, même si nous avons toujours pris soin de donner une bonne éducation à nos enfants. La puissance d’une nation se fonde sur l’alphabétisation de son peuple, et quand certains de nos voisins nous trouvaient trop « prétentieux » pour notre statut de fermiers, je ne pouvais que leur faire remarquer que Monsieur Jefferson n’était, lui aussi, qu’un « simple fermier ».

Mais les Jepson sont une famille d’un tout autre genre:: assurément des gens du commun, sans doute des gens crapuleux. Le père de Hannah, à ce que j’ai appris, est mort dans une bagarre, et sa mère, d’avoir trop bu. Hannah s’est d’abord montrée taciturne, même si elle était d’apparence docile, mais après le mariage, son véritable caractère n’a pas tardé à faire surface.

Elle est grossière, hypocrite, avare et ignorante –:et cela me peine grandement de devoir parler ainsi de ma belle-fille. Elle est devenue impérieuse et exigeante. James m’a un jour confié qu’il l’avait épousée parce que c’était une femme forte et qu’elle pourrait aider à la ferme, mais il s’était trompé sur son compte.

Elle refusait de quitter la maison et a même exigé que nous engagions une fille pour l’assister à la cuisine. Inutile de préciser que c’était cette fille qui faisait tout le travail. James n’était pas marié depuis deux ans que cette femme exerçait un contrôle total sur la maisonnée. Ton pauvre frère restait à mon chevet pendant des heures, la tête dans les mains, et me suppliait de le pardonner d’avoir fait entrer une telle personne dans notre ferme.

Il y a neuf mois, James est mort d’un coup. Un soir, après le souper, il s’est senti mal, et le lendemain midi, il était parti. J’ai demandé à Hannah de t’écrire, mais je la soupçonne de ne pas l’avoir fait. Elle a dit avoir peur de la contagion et a fait en sorte que James soit vite enterré. Pendant trois mois, elle a porté un crêpe noir sur sa calotte pour sortir, mais selon moi, l’étendue de son chagrin pour James ne dépassait pas la taille de ce petit bout de tissu. Un matin, elle est sortie sans son crêpe et quand elle est rentrée à midi, elle m’a informé qu’elle s’était remariée.

John Slape, son nouveau mari, lui est en tout point semblable. Je ne sais pas comment il subsistait avant son mariage, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il a fait de la prison quelque part. C’est une impression qu’il donne. De sa première femme, il a une fille prénommée Katie:: certains diraient que c’est une jolie brune, mais je pense surtout qu’elle a le diable en elle.

Slape et sa fille sont venus vivre avec nous. J’aurais aimé m’opposer à une telle invasion, mais Hannah m’a soutenu qu’il fallait quelqu’un pour s’occuper de la ferme et qu’il valait mieux que ce soit Slape plutôt que de payer un contremaître ou d’engager des métayers malhonnêtes.

Ma belle-fille et son mari me servent avec une sorte de courtoisie réticente, car ils savent que j’ai de l’argent. Ils viennent me tourmenter une fois par jour pour connaître le contenu de mon testament, mais je me refuse à le leur dévoiler. Dans un moment de faiblesse, ils m’ont persuadé de leur céder la ferme:: j’ai signé car j’étais malade et alors convaincu de ne plus vouloir m’en occuper.

De ma fenêtre, je ne vois que le potager, et il est dans un tel état que je n’ai pas le cœur de demander comment se portent les champs et les vergers qui ont toujours fait la fierté de notre famille. À une époque, on demandait des pommes de chez Parrock à Philadelphie, Camden et Trenton. Aujourd’hui, les Slape essaient de me convaincre de leur léguer le reste de ma fortune.

Si je m’exécute, ils me garantissent que je n’aurai plus jamais besoin de m’inquiéter des questions de gestion et de finances. Mais je sais que s’ils avaient mon argent, ils n’hésiteraient pas à me jeter dehors, même estropié comme je suis, sans plus de propriété ou de moyens de subsistance.

Quand je vois les Slape, aux visages implacables, que j’ai laissés entrer chez moi, et que je songe à ma fille chérie que j’ai rejetée, je suis saisi du plus terrible des remords. J’ai demandé à John Slape de me conduire à Goshen aujourd’hui, et j’écris cette lettre de chez mon notaire. J’ai laissé croire à Slape que j’allais discuter de mon testament avec Monsieur Killip, alors il a bien voulu me soulever du lit et m’amener en bas pour me mettre dans la carriole. Je ne suis plus le père de tes souvenirs:!

Cela fait quelques semaines que je suis malade et mes intestins me font terriblement souffrir. J’ai une idée sur l’origine de ces maux, et quelqu’un de moins innocent que toi pourrait, en lisant cette lettre, deviner la nature de mes soupçons. Je suis déterminé à combattre les Slape et c’est pour cela que je demande ton assistance.

J’aimerais que tu me prêtes le concours de ta fille, Philomela. Quoique je ne l’aie jamais vue, j’ai entendu parler d’elle, même si je ne te dirai pas par qui. J’ai un informateur à New Egypt. Philomela, m’a-t-on dit, est d’une nature solide, généreuse et franche. Elle possède un esprit indépendant et a de la ressource, qualités que l’on n’a que rarement l’occasion d’apprécier chez les dames, mais pour lesquelles les femmes de la famille Parrock se sont si souvent distinguées. Philomela tient, comme je suis heureux de l’entendre dire, plus des Parrock que des Drax.

Ma chère Mary, si tu peux te passer de Philomela et qu’elle veut bien venir en aide à un grand-père qui, jusqu’à présent, avait négligé son existence, envoie-la moi. Elle n’aura qu’à se présenter à la ferme comme une domestique. Hannah a récemment renvoyé une fille qui était employée aux cuisines, et sa pingrerie et son mauvais caractère sont si notoires dans la région qu’il y a peu de chance que le poste soit pourvu rapidement.

J’ai un plan qui, avec l’aide de Philomela, pourrait ramener Parrock Farm, ou ce qu’il en reste, dans le triste giron familial. Si l’on parvient à se débarrasser des Slape, alors je te supplierai de rejoindre Philomela pour vivre ici, dans le foyer où tu es née et as grandi.

Ton père, pécheur mais repentant,
Richard Parrock

P.-S. Je joins vingt dollars pour les frais de Philomela si elle choisissait de venir. Dans tous les cas, inutile de me retourner cette somme. R. Parrock.

P. P.-S. J’ai relu cette lettre deux fois et ma seule crainte est qu’elle soit simplement perçue comme une suite de récriminations geignardes écrites par un vieil invalide dont la raison aurait été troublée par son infirmité et son chagrin. Je n’exagère pas les infamies des Slape – ils sont en vérité bien pires que le portrait que j’en ai brossé. J’ajoute maintenant ce que j’ai hésité à écrire plus tôt:: je commence à craindre pour ma vie. R.P.

 

Katie

LA LETTRE

Parrock Farm
Goshen, New Jersey
Le 20 mars 1871

Ma chère fille Mary,

Parce que je ne t’ai pas vue depuis vingt-trois ans et que je n’ai pas répondu à tes lettres, cette missive te surprendra sans doute. J’espère que tout ce temps et ma supposée indifférence n’auront pas amoindri l’affection filiale qui te caractérisait dans ton jeune âge et pour laquelle tu as été si peu récompensée pendant tant d’années. J’ai longtemps hésité à t’écrire, car je savais que le jour où je le ferais, ce serait pour te supplier non seulement de me pardonner, mais aussi de me porter assistance.

J’ai eu tort de t’abandonner, mais ton union avec l’inconséquent Monsieur Drax à un âge si tendre et en totale opposition à mes vœux et à ceux de ta mère a créé en moi du ressentiment à ton égard. J’ai aveuglément considéré que ta mère avait dépéri à cause de ton entêtement à vouloir te marier. Ton frère James fut une consolation durant mon deuil et j’ai rapidement été convaincu que je n’avais plus qu’un fils unique, aimant et dévoué. J’ai alors purgé mon cœur de ton souvenir. J’avais tort, mais, ma chère fille, si tu savais le tourment qui m’afflige, tu me pardonnerais le mal que je t’ai fait. Car j’ai été largement puni.

James et moi avons vécu seuls dans le contentement pendant quinze années. Et puis, il y a environ cinq ans, alors que j’étais en route pour Salem avec une cargaison de prunes, un jeune homme qui conduisait son attelage à fond de train sur une route trop étroite a effrayé mon cheval et ma carriole s’est retournée dans le fossé. Elle m’est tombée dessus et mes jambes ont été écrasées. Depuis ce jour, je suis invalide, et si je vais quelque part, c’est uniquement parce qu’il y a quelqu’un pour me porter.

Peu de temps après, James s’est marié. Il avait trente-sept ans et peu d’inclination pour la vie conjugale. Je suis convaincu qu’il s’est davantage marié pour moi que pour lui-même. Son choix fut pire que le tien. James a épousé une femme de Philadelphie nommée Hannah Jepson. Son père était pêcheur et sa mère tissait de la paille. Elle-même élevait des caniches pour les vendre aux dames de la haute société de Philadelphie, activité qu’elle a abandonnée quand elle est venue s’installer avec nous à la ferme.

Dès le début, sa présence ne m’a guère enchanté. Nous, les Parrock, sommes des gens simples de la campagne –:honnêtes, sincères et sans détour:–, même si nous avons toujours pris soin de donner une bonne éducation à nos enfants. La puissance d’une nation se fonde sur l’alphabétisation de son peuple, et quand certains de nos voisins nous trouvaient trop « prétentieux » pour notre statut de fermiers, je ne pouvais que leur faire remarquer que Monsieur Jefferson n’était, lui aussi, qu’un « simple fermier ».

Mais les Jepson sont une famille d’un tout autre genre:: assurément des gens du commun, sans doute des gens crapuleux. Le père de Hannah, à ce que j’ai appris, est mort dans une bagarre, et sa mère, d’avoir trop bu. Hannah s’est d’abord montrée taciturne, même si elle était d’apparence docile, mais après le mariage, son véritable caractère n’a pas tardé à faire surface.

Elle est grossière, hypocrite, avare et ignorante –:et cela me peine grandement de devoir parler ainsi de ma belle-fille. Elle est devenue impérieuse et exigeante. James m’a un jour confié qu’il l’avait épousée parce que c’était une femme forte et qu’elle pourrait aider à la ferme, mais il s’était trompé sur son compte.

Elle refusait de quitter la maison et a même exigé que nous engagions une fille pour l’assister à la cuisine. Inutile de préciser que c’était cette fille qui faisait tout le travail. James n’était pas marié depuis deux ans que cette femme exerçait un contrôle total sur la maisonnée. Ton pauvre frère restait à mon chevet pendant des heures, la tête dans les mains, et me suppliait de le pardonner d’avoir fait entrer une telle personne dans notre ferme.

Il y a neuf mois, James est mort d’un coup. Un soir, après le souper, il s’est senti mal, et le lendemain midi, il était parti. J’ai demandé à Hannah de t’écrire, mais je la soupçonne de ne pas l’avoir fait. Elle a dit avoir peur de la contagion et a fait en sorte que James soit vite enterré. Pendant trois mois, elle a porté un crêpe noir sur sa calotte pour sortir, mais selon moi, l’étendue de son chagrin pour James ne dépassait pas la taille de ce petit bout de tissu. Un matin, elle est sortie sans son crêpe et quand elle est rentrée à midi, elle m’a informé qu’elle s’était remariée.

John Slape, son nouveau mari, lui est en tout point semblable. Je ne sais pas comment il subsistait avant son mariage, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il a fait de la prison quelque part. C’est une impression qu’il donne. De sa première femme, il a une fille prénommée Katie:: certains diraient que c’est une jolie brune, mais je pense surtout qu’elle a le diable en elle.

Slape et sa fille sont venus vivre avec nous. J’aurais aimé m’opposer à une telle invasion, mais Hannah m’a soutenu qu’il fallait quelqu’un pour s’occuper de la ferme et qu’il valait mieux que ce soit Slape plutôt que de payer un contremaître ou d’engager des métayers malhonnêtes.

Ma belle-fille et son mari me servent avec une sorte de courtoisie réticente, car ils savent que j’ai de l’argent. Ils viennent me tourmenter une fois par jour pour connaître le contenu de mon testament, mais je me refuse à le leur dévoiler. Dans un moment de faiblesse, ils m’ont persuadé de leur céder la ferme:: j’ai signé car j’étais malade et alors convaincu de ne plus vouloir m’en occuper.

De ma fenêtre, je ne vois que le potager, et il est dans un tel état que je n’ai pas le cœur de demander comment se portent les champs et les vergers qui ont toujours fait la fierté de notre famille. À une époque, on demandait des pommes de chez Parrock à Philadelphie, Camden et Trenton. Aujourd’hui, les Slape essaient de me convaincre de leur léguer le reste de ma fortune.

Si je m’exécute, ils me garantissent que je n’aurai plus jamais besoin de m’inquiéter des questions de gestion et de finances. Mais je sais que s’ils avaient mon argent, ils n’hésiteraient pas à me jeter dehors, même estropié comme je suis, sans plus de propriété ou de moyens de subsistance.

Quand je vois les Slape, aux visages implacables, que j’ai laissés entrer chez moi, et que je songe à ma fille chérie que j’ai rejetée, je suis saisi du plus terrible des remords. J’ai demandé à John Slape de me conduire à Goshen aujourd’hui, et j’écris cette lettre de chez mon notaire. J’ai laissé croire à Slape que j’allais discuter de mon testament avec Monsieur Killip, alors il a bien voulu me soulever du lit et m’amener en bas pour me mettre dans la carriole. Je ne suis plus le père de tes souvenirs:!

Cela fait quelques semaines que je suis malade et mes intestins me font terriblement souffrir. J’ai une idée sur l’origine de ces maux, et quelqu’un de moins innocent que toi pourrait, en lisant cette lettre, deviner la nature de mes soupçons. Je suis déterminé à combattre les Slape et c’est pour cela que je demande ton assistance.

J’aimerais que tu me prêtes le concours de ta fille, Philomela. Quoique je ne l’aie jamais vue, j’ai entendu parler d’elle, même si je ne te dirai pas par qui. J’ai un informateur à New Egypt. Philomela, m’a-t-on dit, est d’une nature solide, généreuse et franche. Elle possède un esprit indépendant et a de la ressource, qualités que l’on n’a que rarement l’occasion d’apprécier chez les dames, mais pour lesquelles les femmes de la famille Parrock se sont si souvent distinguées. Philomela tient, comme je suis heureux de l’entendre dire, plus des Parrock que des Drax.

Ma chère Mary, si tu peux te passer de Philomela et qu’elle veut bien venir en aide à un grand-père qui, jusqu’à présent, avait négligé son existence, envoie-la moi. Elle n’aura qu’à se présenter à la ferme comme une domestique. Hannah a récemment renvoyé une fille qui était employée aux cuisines, et sa pingrerie et son mauvais caractère sont si notoires dans la région qu’il y a peu de chance que le poste soit pourvu rapidement.

J’ai un plan qui, avec l’aide de Philomela, pourrait ramener Parrock Farm, ou ce qu’il en reste, dans le triste giron familial. Si l’on parvient à se débarrasser des Slape, alors je te supplierai de rejoindre Philomela pour vivre ici, dans le foyer où tu es née et as grandi.

Ton père, pécheur mais repentant,
Richard Parrock

P.-S. Je joins vingt dollars pour les frais de Philomela si elle choisissait de venir. Dans tous les cas, inutile de me retourner cette somme. R. Parrock.

P. P.-S. J’ai relu cette lettre deux fois et ma seule crainte est qu’elle soit simplement perçue comme une suite de récriminations geignardes écrites par un vieil invalide dont la raison aurait été troublée par son infirmité et son chagrin. Je n’exagère pas les infamies des Slape – ils sont en vérité bien pires que le portrait que j’en ai brossé. J’ajoute maintenant ce que j’ai hésité à écrire plus tôt:: je commence à craindre pour ma vie. R.P.

 

katie

LA LETTRE

Parrock Farm
Goshen, New Jersey
Le 20 mars 1871

Ma chère fille Mary,

Parce que je ne t’ai pas vue depuis vingt-trois ans et que je n’ai pas répondu à tes lettres, cette missive te surprendra sans doute. J’espère que tout ce temps et ma supposée indifférence n’auront pas amoindri l’affection filiale qui te caractérisait dans ton jeune âge et pour laquelle tu as été si peu récompensée pendant tant d’années. J’ai longtemps hésité à t’écrire, car je savais que le jour où je le ferais, ce serait pour te supplier non seulement de me pardonner, mais aussi de me porter assistance.

J’ai eu tort de t’abandonner, mais ton union avec l’inconséquent Monsieur Drax à un âge si tendre et en totale opposition à mes vœux et à ceux de ta mère a créé en moi du ressentiment à ton égard. J’ai aveuglément considéré que ta mère avait dépéri à cause de ton entêtement à vouloir te marier. Ton frère James fut une consolation durant mon deuil et j’ai rapidement été convaincu que je n’avais plus qu’un fils unique, aimant et dévoué. J’ai alors purgé mon cœur de ton souvenir. J’avais tort, mais, ma chère fille, si tu savais le tourment qui m’afflige, tu me pardonnerais le mal que je t’ai fait. Car j’ai été largement puni.

James et moi avons vécu seuls dans le contentement pendant quinze années. Et puis, il y a environ cinq ans, alors que j’étais en route pour Salem avec une cargaison de prunes, un jeune homme qui conduisait son attelage à fond de train sur une route trop étroite a effrayé mon cheval et ma carriole s’est retournée dans le fossé. Elle m’est tombée dessus et mes jambes ont été écrasées. Depuis ce jour, je suis invalide, et si je vais quelque part, c’est uniquement parce qu’il y a quelqu’un pour me porter.

Peu de temps après, James s’est marié. Il avait trente-sept ans et peu d’inclination pour la vie conjugale. Je suis convaincu qu’il s’est davantage marié pour moi que pour lui-même. Son choix fut pire que le tien. James a épousé une femme de Philadelphie nommée Hannah Jepson. Son père était pêcheur et sa mère tissait de la paille. Elle-même élevait des caniches pour les vendre aux dames de la haute société de Philadelphie, activité qu’elle a abandonnée quand elle est venue s’installer avec nous à la ferme.

Dès le début, sa présence ne m’a guère enchanté. Nous, les Parrock, sommes des gens simples de la campagne –:honnêtes, sincères et sans détour:–, même si nous avons toujours pris soin de donner une bonne éducation à nos enfants. La puissance d’une nation se fonde sur l’alphabétisation de son peuple, et quand certains de nos voisins nous trouvaient trop « prétentieux » pour notre statut de fermiers, je ne pouvais que leur faire remarquer que Monsieur Jefferson n’était, lui aussi, qu’un « simple fermier ».

Mais les Jepson sont une famille d’un tout autre genre:: assurément des gens du commun, sans doute des gens crapuleux. Le père de Hannah, à ce que j’ai appris, est mort dans une bagarre, et sa mère, d’avoir trop bu. Hannah s’est d’abord montrée taciturne, même si elle était d’apparence docile, mais après le mariage, son véritable caractère n’a pas tardé à faire surface.

Elle est grossière, hypocrite, avare et ignorante –:et cela me peine grandement de devoir parler ainsi de ma belle-fille. Elle est devenue impérieuse et exigeante. James m’a un jour confié qu’il l’avait épousée parce que c’était une femme forte et qu’elle pourrait aider à la ferme, mais il s’était trompé sur son compte.

Elle refusait de quitter la maison et a même exigé que nous engagions une fille pour l’assister à la cuisine. Inutile de préciser que c’était cette fille qui faisait tout le travail. James n’était pas marié depuis deux ans que cette femme exerçait un contrôle total sur la maisonnée. Ton pauvre frère restait à mon chevet pendant des heures, la tête dans les mains, et me suppliait de le pardonner d’avoir fait entrer une telle personne dans notre ferme.

Il y a neuf mois, James est mort d’un coup. Un soir, après le souper, il s’est senti mal, et le lendemain midi, il était parti. J’ai demandé à Hannah de t’écrire, mais je la soupçonne de ne pas l’avoir fait. Elle a dit avoir peur de la contagion et a fait en sorte que James soit vite enterré. Pendant trois mois, elle a porté un crêpe noir sur sa calotte pour sortir, mais selon moi, l’étendue de son chagrin pour James ne dépassait pas la taille de ce petit bout de tissu. Un matin, elle est sortie sans son crêpe et quand elle est rentrée à midi, elle m’a informé qu’elle s’était remariée.

John Slape, son nouveau mari, lui est en tout point semblable. Je ne sais pas comment il subsistait avant son mariage, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il a fait de la prison quelque part. C’est une impression qu’il donne. De sa première femme, il a une fille prénommée Katie:: certains diraient que c’est une jolie brune, mais je pense surtout qu’elle a le diable en elle.

Slape et sa fille sont venus vivre avec nous. J’aurais aimé m’opposer à une telle invasion, mais Hannah m’a soutenu qu’il fallait quelqu’un pour s’occuper de la ferme et qu’il valait mieux que ce soit Slape plutôt que de payer un contremaître ou d’engager des métayers malhonnêtes.

Ma belle-fille et son mari me servent avec une sorte de courtoisie réticente, car ils savent que j’ai de l’argent. Ils viennent me tourmenter une fois par jour pour connaître le contenu de mon testament, mais je me refuse à le leur dévoiler. Dans un moment de faiblesse, ils m’ont persuadé de leur céder la ferme:: j’ai signé car j’étais malade et alors convaincu de ne plus vouloir m’en occuper.

De ma fenêtre, je ne vois que le potager, et il est dans un tel état que je n’ai pas le cœur de demander comment se portent les champs et les vergers qui ont toujours fait la fierté de notre famille. À une époque, on demandait des pommes de chez Parrock à Philadelphie, Camden et Trenton. Aujourd’hui, les Slape essaient de me convaincre de leur léguer le reste de ma fortune.

Si je m’exécute, ils me garantissent que je n’aurai plus jamais besoin de m’inquiéter des questions de gestion et de finances. Mais je sais que s’ils avaient mon argent, ils n’hésiteraient pas à me jeter dehors, même estropié comme je suis, sans plus de propriété ou de moyens de subsistance.

Quand je vois les Slape, aux visages implacables, que j’ai laissés entrer chez moi, et que je songe à ma fille chérie que j’ai rejetée, je suis saisi du plus terrible des remords. J’ai demandé à John Slape de me conduire à Goshen aujourd’hui, et j’écris cette lettre de chez mon notaire. J’ai laissé croire à Slape que j’allais discuter de mon testament avec Monsieur Killip, alors il a bien voulu me soulever du lit et m’amener en bas pour me mettre dans la carriole. Je ne suis plus le père de tes souvenirs:!

Cela fait quelques semaines que je suis malade et mes intestins me font terriblement souffrir. J’ai une idée sur l’origine de ces maux, et quelqu’un de moins innocent que toi pourrait, en lisant cette lettre, deviner la nature de mes soupçons. Je suis déterminé à combattre les Slape et c’est pour cela que je demande ton assistance.

J’aimerais que tu me prêtes le concours de ta fille, Philomela. Quoique je ne l’aie jamais vue, j’ai entendu parler d’elle, même si je ne te dirai pas par qui. J’ai un informateur à New Egypt. Philomela, m’a-t-on dit, est d’une nature solide, généreuse et franche. Elle possède un esprit indépendant et a de la ressource, qualités que l’on n’a que rarement l’occasion d’apprécier chez les dames, mais pour lesquelles les femmes de la famille Parrock se sont si souvent distinguées. Philomela tient, comme je suis heureux de l’entendre dire, plus des Parrock que des Drax.

Ma chère Mary, si tu peux te passer de Philomela et qu’elle veut bien venir en aide à un grand-père qui, jusqu’à présent, avait négligé son existence, envoie-la moi. Elle n’aura qu’à se présenter à la ferme comme une domestique. Hannah a récemment renvoyé une fille qui était employée aux cuisines, et sa pingrerie et son mauvais caractère sont si notoires dans la région qu’il y a peu de chance que le poste soit pourvu rapidement.

J’ai un plan qui, avec l’aide de Philomela, pourrait ramener Parrock Farm, ou ce qu’il en reste, dans le triste giron familial. Si l’on parvient à se débarrasser des Slape, alors je te supplierai de rejoindre Philomela pour vivre ici, dans le foyer où tu es née et as grandi.

Ton père, pécheur mais repentant,
Richard Parrock

P.-S. Je joins vingt dollars pour les frais de Philomela si elle choisissait de venir. Dans tous les cas, inutile de me retourner cette somme. R. Parrock.

P. P.-S. J’ai relu cette lettre deux fois et ma seule crainte est qu’elle soit simplement perçue comme une suite de récriminations geignardes écrites par un vieil invalide dont la raison aurait été troublée par son infirmité et son chagrin. Je n’exagère pas les infamies des Slape – ils sont en vérité bien pires que le portrait que j’en ai brossé. J’ajoute maintenant ce que j’ai hésité à écrire plus tôt:: je commence à craindre pour ma vie. R.P.

katie