Richard Adams

Extrait de
Watership Down

I – SIGNES

La saison des primevères était passée. À l’orée du bois, là où les arbres laissaient place à une clairière en pente douce, seules quelques taches d’un jaune décoloré subsistaient encore parmi les mercuriales vénéneuses et les racines de chêne.

Un peu plus bas, au-delà d’une vieille barrière et d’un fossé envahi de broussailles s’étendait un pré, percé çà et là de terriers de lapins. Par endroits, l’herbe avait complètement disparu, et partout traînaient des chapelets de crottes entre lesquels rien ne poussait hormis la jacobée.

Plus loin encore, un maigre cours d’eau disparaissait presque sous le cresson et le populage des marais:; un chemin pour charrettes le franchissait d’un petit pont avant de remonter l’autre versant jusqu’à un portail à claire-voie ménagé dans une haie d’épines.

Le crépuscule n’allait pas tarder et le soleil couchant de ce mois de mai empourprait les nuages. La pente sèche était constellée de lapins. Les uns grignotaient les rares brins verts autour de leurs terriers, tandis que d’autres osaient s’éloigner un peu, en quête de pissenlits ou d’une primevère oubliée.

Assis bien droit sur une fourmilière, un guetteur surveillait les alentours, les oreilles dressées et le nez alerte. Il n’y avait pourtant rien à craindre, un merle sifflait tranquillement à la lisière de la forêt. De l’autre côté, aux abords du ruisselet, tout était dégagé et silencieux. La paix régnait sur la garenne.

Au sommet de la butte, non loin du cerisier où le merle chantait, les ronces dissimulaient presque entièrement plusieurs terriers. À l’entrée de l’un d’eux, dans la pénombre verte, deux lapins étaient assis côte à côte. Au bout d’un moment, le plus gros se mit en mou­vement, longea discrètement le fourré avant de s’aventurer dans le fossé pour réapparaître dans la prairie. Quelques instants plus tard, l’autre vint le rejoindre.

Le premier s’immobilisa dans un rayon de soleil et se gratta l’oreille avec la patte arrière. Même s’il avait à peine un an et devait encore achever sa croissance, il n’avait pas cet air perpétuellement paniqué qu’affichent la plupart des «:périférés:» – les jeunes lapins qui, n’étant ni bien nés ni d’une taille ou d’une vigueur exceptionnelles, sont brimés par leurs aînés et relégués en bordure de la colonie, où ils vivent comme ils peuvent, le plus souvent à la belle étoile.

Celui-là paraissait dégourdi. Il y avait quelque chose de vif et d’intelligent que ce soit dans ses gestes ou dans le regard qu’il jetait autour de lui tout en se frottant le nez. Une fois assuré de l’absence de danger, il baissa les oreilles et enfonça son museau dans l’herbe.
Son compagnon semblait moins à l’aise.

Petit, avec de grands yeux, sa façon de lever la tête et de la tourner de tous les côtés au moindre bruit trahissait moins de la prudence qu’une certaine nervosité. Son nez frétillait sans cesse, et lorsque derrière lui un bourdon s’approcha bruyamment d’un chardon, il sursauta et fit volte-face.

Apeurés par cette agitation, deux lapins à proximité commen­cèrent à détaler, jusqu’à ce que le plus proche, un mâle qui avait le bout des oreilles noir, reconnaisse le froussard et retourne à son repas.

«:Fausse alerte, dit-il, ce n’est que Fyveer. Un rien l’effraie. Alors Rahmnus, qu’est-ce que tu me disais:?

— Fyveer:? demanda l’autre. Pourquoi ce nom:?

— C’est le dernier d’une grosse portée, Shraar-tchoun1, tu com­prends:? Je me demande comment il a fait pour survivre jusqu’à aujourd’hui. Cela dit, je répète souvent qu’il est trop petit pour qu’un homme le remarque ou qu’un renard en veuille. Mais je dois reconnaître qu’il a l’air de savoir se tenir à l’écart du danger.:»

D’un bond maladroit, Fyveer se rapprocha de son compagnon.

«:Allons un peu plus loin, Hazel, lui dit-il. Il y a quelque chose d’étrange ce soir, même si je ne sais pas vraiment quoi. Est-ce qu’on pourrait descendre jusqu’au ruisseau:?

— D’accord. Et essaie de me dénicher une primevère. Si toi tu n’en trouves pas, personne ne le pourra.:»

Il ouvrit le chemin, son ombre s’allongeant sur l’herbe derrière lui. Arrivés près du cours d’eau, ils se mirent à grignoter autour des ornières creusées par les roues des charrettes.

Fyveer ne tarda pas à découvrir ce qu’ils convoitaient. Les primevères sont le mets préféré des lapins et, en général, dès la fin du printemps, elles sont presque introuvables, même aux alentours des petites garennes. Celle-ci n’avait pas encore fleuri et ses feuilles aplaties étaient cachées sous l’herbe longue. À peine s’étaient-ils approchés que deux lapins plus gros, coupant par un passage rendu boueux par les bestiaux, se précipitèrent vers eux.

«:Une primevère:? dit l’un. Elle est pour nous. Laissez ça tout de suite:! ajouta-t-il à l’adresse de Fyveer, qui hésitait à obéir. Tu es sourd:?

— Hé Gulsporre:! C’est mon frère qui l’a trouvée, fit valoir Hazel.

— Oui, et c’est nous qui allons la manger, répliqua l’autre. Ce genre de fleurs est réservé à la Hourda2 – tu ne le savais pas, peut-être:? Dans ce cas, on va se faire un plaisir de te l’apprendre.:»

Mais Fyveer était déjà parti. Hazel alla le retrouver près du petit pont.

«:J’en ai marre, bougonna-t-il. C’est toujours pareil, les plus forts mangent ce qu’il y a de mieux et s’approprient les meilleurs terriers. Je te jure que si un jour j’entre dans la Hourda, je traiterai les péri­férés avec un peu plus de respect.

— Toi, au moins, tu peux espérer en faire partie, répondit Fyveer. Tu vas devenir fort, alors que moi…

— Ne crois pas que je vais t’abandonner:! Pour tout te dire, j’ai parfois envie de quitter cet endroit… Allez, oublions ça et essayons de profiter de la soirée. J’ai une idée, tiens, traversons le ruisseau. On sera peut-être un peu plus au calme. À moins que ça te paraisse trop risqué:?:», ajouta-t-il.

À la manière dont il avait posé la question, on sentait qu’il estimait son frère plus à même de décider que lui, et à la réponse de Fyveer, on comprenait qu’il en était ainsi la plupart du temps:: «:Non, il n’y a pas grand-chose à craindre. Si je perçois le moindre danger, je te le dirai. Mais ce que je sens planer sur nous n’est pas vraiment un danger. C’est… C’est… comment expliquer:? Quelque chose d’oppressant, un peu comme l’orage. Je ne sais pas vraiment… ça m’inquiète… mais ça ne m’empêchera pas de t’accompagner.:»

Ils passèrent le pont. Près de l’eau, l’herbe était grasse et un peu trop humide. Ils gravirent donc l’autre versant à la recherche d’un terrain plus sec. Une partie du pré était déjà dans l’ombre et, au loin, face à eux, le jour déclinait. Hazel, qui voulait trouver un coin chaud et encore ensoleillé, continua jusqu’au bord du chemin. Arrivé à proximité du portail, le regard fixe, il se figea.

«:Mais qu’est-ce que c’est:?!:»

Non loin, le sol avait été remué depuis peu. Des monticules de terre émergeaient de l’herbe. De gros poteaux, qui empestaient la peinture et le goudron, s’élevaient jusqu’à la cime des houx, et soutenaient un panneau de bois qui projetait au sol une ombre immense.

En quelques bonds, les lapins s’approchèrent de l’écriteau puis allèrent se blottir dans un buisson d’orties. Un vieux mégot aban­donné leur fit froncer les narines. Tout à coup, Fyveer frissonna et se recroquevilla.

«:Hazel:! C’est d’ici que ça vient:! Je le sais maintenant… Une chose terrible:! Une catastrophe approche…:»

Puis il se mit à pousser des gémissements effrayés.

«:Quelle catastrophe:? Qu’est-ce que tu racontes:? Tout à l’heure, tu disais que ce n’était pas un danger.

— Je ne sais pas ce que c’est, répondit Fyveer, l’air triste. Il n’y a rien de dangereux, à cet instant précis, mais ça vient, ça vient… Oh, regarde le pré:! Il est plein de sang:!

— Ne dis pas n’importe quoi. C’est seulement le soleil du soir. S’il te plaît, ne parle pas comme ça, tu me fais peur.:»

Fyveer se mit à trembler et à sangloter. Hazel essaya de le rassurer et chercha ce qui avait bien pu l’affecter autant. S’il était vraiment terrorisé, pourquoi ne courait-il pas se mettre à l’abri, comme tout lapin le ferait:? Mais Fyveer ne lui donnait aucune explication, son angoisse ne faisait que grandir. Hazel finit par lui dire:: «:Tu ne peux pas rester là, à pleurer. En plus, la nuit tombe. On ferait mieux de retourner au terrier.

— Au… terrier:? gémit Fyveer. Mais la chose arrive… On n’y échappera pas. Je t’assure, l’herbe est pleine de sang…

— Ça suffit:! le coupa fermement son frère. Cette fois, c’est moi qui décide. Quel que soit le problème, on doit rentrer maintenant.:»

Il descendit la pente et traversa le maigre ruisselet à l’endroit où il n’était que gadoue. Là, il dut attendre –:baigné, comme la campagne environnante, dans les derniers rayons de cette paisible soirée de printemps:–, car Fyveer, désemparé, était presque tétanisé.

Hazel parvint néanmoins à le convaincre de franchir le fossé jusqu’à leur terrier, mais une fois arrivés, Fyveer refusa de descendre sous terre, si bien que son frère dut se résoudre à l’y expédier de force.

Le soleil disparut derrière la colline. Le vent fraîchit, apportant dans son souffle quelques gouttes de pluie, et en moins d’une heure, il fit nuit noire. Les couleurs du ciel s’étaient évanouies et même si là-haut, près de la barrière, le grand écriteau grinçait doucement dans la brise –:comme pour rappeler que, loin d’avoir disparu dans les ténèbres, il restait solidement planté là:–, il n’y avait personne pour lire ses lettres dures, dont les contours acérés tels des couteaux noirs annonçaient sur un fond blanc::

ce domaine idéalement situé (trois hectares d’excellent terrain à bâtir) va être loti par sutch & martin, société immobilière de newbury, qui y construira des résidences modernes de grand standing.
 
 
1. Les lapins ne savent compter que jusqu’à quatre, au-delà tout est shraar. Tchoun, au contraire, veut dire petit. Donc le nom de Shraar-Tchoun, qui est sans doute né d’une portée de plus de quatre lapereaux, peut se comprendre comme «:Petit Mille:», pas grand-chose d’un grand ensemble, l’avorton.
 
2. Une Hourda est un groupe de lapins vigoureux ou intelligents, âgés de plus d’un an, qui entourent le Maître et sa hase, et commandent les autres. Elle diffère selon les garennes. Une Hourda peut par exemple être aux ordres d’un seigneur de guerre:; alors qu’ailleurs, elle se composera de patrouilleurs ou de pilleurs de potager particulièrement habiles. Parfois, on y accepte un lapin qui sait ­raconter des histoires, ou un voyant. Dans la garenne de Sandle­ford où débute ce récit, la Hourda était plutôt bien structurée (bien qu’il y en eût d’autres mieux ­organisées, comme nous le verrons).
 
Watership Down

I – SIGNES

La saison des primevères était passée. À l’orée du bois, là où les arbres laissaient place à une clairière en pente douce, seules quelques taches d’un jaune décoloré subsistaient encore parmi les mercuriales vénéneuses et les racines de chêne.

Un peu plus bas, au-delà d’une vieille barrière et d’un fossé envahi de broussailles s’étendait un pré, percé çà et là de terriers de lapins. Par endroits, l’herbe avait complètement disparu, et partout traînaient des chapelets de crottes entre lesquels rien ne poussait hormis la jacobée.

Plus loin encore, un maigre cours d’eau disparaissait presque sous le cresson et le populage des marais:; un chemin pour charrettes le franchissait d’un petit pont avant de remonter l’autre versant jusqu’à un portail à claire-voie ménagé dans une haie d’épines.

Le crépuscule n’allait pas tarder et le soleil couchant de ce mois de mai empourprait les nuages. La pente sèche était constellée de lapins. Les uns grignotaient les rares brins verts autour de leurs terriers, tandis que d’autres osaient s’éloigner un peu, en quête de pissenlits ou d’une primevère oubliée.

Assis bien droit sur une fourmilière, un guetteur surveillait les alentours, les oreilles dressées et le nez alerte. Il n’y avait pourtant rien à craindre, un merle sifflait tranquillement à la lisière de la forêt. De l’autre côté, aux abords du ruisselet, tout était dégagé et silencieux. La paix régnait sur la garenne.

Au sommet de la butte, non loin du cerisier où le merle chantait, les ronces dissimulaient presque entièrement plusieurs terriers. À l’entrée de l’un d’eux, dans la pénombre verte, deux lapins étaient assis côte à côte. Au bout d’un moment, le plus gros se mit en mou­vement, longea discrètement le fourré avant de s’aventurer dans le fossé pour réapparaître dans la prairie. Quelques instants plus tard, l’autre vint le rejoindre.

Le premier s’immobilisa dans un rayon de soleil et se gratta l’oreille avec la patte arrière. Même s’il avait à peine un an et devait encore achever sa croissance, il n’avait pas cet air perpétuellement paniqué qu’affichent la plupart des «:périférés:» – les jeunes lapins qui, n’étant ni bien nés ni d’une taille ou d’une vigueur exceptionnelles, sont brimés par leurs aînés et relégués en bordure de la colonie, où ils vivent comme ils peuvent, le plus souvent à la belle étoile.

Celui-là paraissait dégourdi. Il y avait quelque chose de vif et d’intelligent que ce soit dans ses gestes ou dans le regard qu’il jetait autour de lui tout en se frottant le nez. Une fois assuré de l’absence de danger, il baissa les oreilles et enfonça son museau dans l’herbe.
Son compagnon semblait moins à l’aise.

Petit, avec de grands yeux, sa façon de lever la tête et de la tourner de tous les côtés au moindre bruit trahissait moins de la prudence qu’une certaine nervosité. Son nez frétillait sans cesse, et lorsque derrière lui un bourdon s’approcha bruyamment d’un chardon, il sursauta et fit volte-face.

Apeurés par cette agitation, deux lapins à proximité commen­cèrent à détaler, jusqu’à ce que le plus proche, un mâle qui avait le bout des oreilles noir, reconnaisse le froussard et retourne à son repas.

«:Fausse alerte, dit-il, ce n’est que Fyveer. Un rien l’effraie. Alors Rahmnus, qu’est-ce que tu me disais:?

— Fyveer:? demanda l’autre. Pourquoi ce nom:?

— C’est le dernier d’une grosse portée, Shraar-tchoun1, tu com­prends:? Je me demande comment il a fait pour survivre jusqu’à aujourd’hui. Cela dit, je répète souvent qu’il est trop petit pour qu’un homme le remarque ou qu’un renard en veuille. Mais je dois reconnaître qu’il a l’air de savoir se tenir à l’écart du danger.:»

D’un bond maladroit, Fyveer se rapprocha de son compagnon.

«:Allons un peu plus loin, Hazel, lui dit-il. Il y a quelque chose d’étrange ce soir, même si je ne sais pas vraiment quoi. Est-ce qu’on pourrait descendre jusqu’au ruisseau:?

— D’accord. Et essaie de me dénicher une primevère. Si toi tu n’en trouves pas, personne ne le pourra.:»

Il ouvrit le chemin, son ombre s’allongeant sur l’herbe derrière lui. Arrivés près du cours d’eau, ils se mirent à grignoter autour des ornières creusées par les roues des charrettes.

Fyveer ne tarda pas à découvrir ce qu’ils convoitaient. Les primevères sont le mets préféré des lapins et, en général, dès la fin du printemps, elles sont presque introuvables, même aux alentours des petites garennes. Celle-ci n’avait pas encore fleuri et ses feuilles aplaties étaient cachées sous l’herbe longue. À peine s’étaient-ils approchés que deux lapins plus gros, coupant par un passage rendu boueux par les bestiaux, se précipitèrent vers eux.

«:Une primevère:? dit l’un. Elle est pour nous. Laissez ça tout de suite:! ajouta-t-il à l’adresse de Fyveer, qui hésitait à obéir. Tu es sourd:?

— Hé Gulsporre:! C’est mon frère qui l’a trouvée, fit valoir Hazel.

— Oui, et c’est nous qui allons la manger, répliqua l’autre. Ce genre de fleurs est réservé à la Hourda2 – tu ne le savais pas, peut-être:? Dans ce cas, on va se faire un plaisir de te l’apprendre.:»

Mais Fyveer était déjà parti. Hazel alla le retrouver près du petit pont.

«:J’en ai marre, bougonna-t-il. C’est toujours pareil, les plus forts mangent ce qu’il y a de mieux et s’approprient les meilleurs terriers. Je te jure que si un jour j’entre dans la Hourda, je traiterai les péri­férés avec un peu plus de respect.

— Toi, au moins, tu peux espérer en faire partie, répondit Fyveer. Tu vas devenir fort, alors que moi…

— Ne crois pas que je vais t’abandonner:! Pour tout te dire, j’ai parfois envie de quitter cet endroit… Allez, oublions ça et essayons de profiter de la soirée. J’ai une idée, tiens, traversons le ruisseau. On sera peut-être un peu plus au calme. À moins que ça te paraisse trop risqué:?:», ajouta-t-il.

À la manière dont il avait posé la question, on sentait qu’il estimait son frère plus à même de décider que lui, et à la réponse de Fyveer, on comprenait qu’il en était ainsi la plupart du temps:: «:Non, il n’y a pas grand-chose à craindre. Si je perçois le moindre danger, je te le dirai. Mais ce que je sens planer sur nous n’est pas vraiment un danger. C’est… C’est… comment expliquer:? Quelque chose d’oppressant, un peu comme l’orage. Je ne sais pas vraiment… ça m’inquiète… mais ça ne m’empêchera pas de t’accompagner.:»

Ils passèrent le pont. Près de l’eau, l’herbe était grasse et un peu trop humide. Ils gravirent donc l’autre versant à la recherche d’un terrain plus sec. Une partie du pré était déjà dans l’ombre et, au loin, face à eux, le jour déclinait. Hazel, qui voulait trouver un coin chaud et encore ensoleillé, continua jusqu’au bord du chemin. Arrivé à proximité du portail, le regard fixe, il se figea.

«:Mais qu’est-ce que c’est:?!:»

Non loin, le sol avait été remué depuis peu. Des monticules de terre émergeaient de l’herbe. De gros poteaux, qui empestaient la peinture et le goudron, s’élevaient jusqu’à la cime des houx, et soutenaient un panneau de bois qui projetait au sol une ombre immense.

En quelques bonds, les lapins s’approchèrent de l’écriteau puis allèrent se blottir dans un buisson d’orties. Un vieux mégot aban­donné leur fit froncer les narines. Tout à coup, Fyveer frissonna et se recroquevilla.

«:Hazel:! C’est d’ici que ça vient:! Je le sais maintenant… Une chose terrible:! Une catastrophe approche…:»

Puis il se mit à pousser des gémissements effrayés.

«:Quelle catastrophe:? Qu’est-ce que tu racontes:? Tout à l’heure, tu disais que ce n’était pas un danger.

— Je ne sais pas ce que c’est, répondit Fyveer, l’air triste. Il n’y a rien de dangereux, à cet instant précis, mais ça vient, ça vient… Oh, regarde le pré:! Il est plein de sang:!

— Ne dis pas n’importe quoi. C’est seulement le soleil du soir. S’il te plaît, ne parle pas comme ça, tu me fais peur.:»

Fyveer se mit à trembler et à sangloter. Hazel essaya de le rassurer et chercha ce qui avait bien pu l’affecter autant. S’il était vraiment terrorisé, pourquoi ne courait-il pas se mettre à l’abri, comme tout lapin le ferait:? Mais Fyveer ne lui donnait aucune explication, son angoisse ne faisait que grandir. Hazel finit par lui dire:: «:Tu ne peux pas rester là, à pleurer. En plus, la nuit tombe. On ferait mieux de retourner au terrier.

— Au… terrier:? gémit Fyveer. Mais la chose arrive… On n’y échappera pas. Je t’assure, l’herbe est pleine de sang…

— Ça suffit:! le coupa fermement son frère. Cette fois, c’est moi qui décide. Quel que soit le problème, on doit rentrer maintenant.:»

Il descendit la pente et traversa le maigre ruisselet à l’endroit où il n’était que gadoue. Là, il dut attendre –:baigné, comme la campagne environnante, dans les derniers rayons de cette paisible soirée de printemps:–, car Fyveer, désemparé, était presque tétanisé.

Hazel parvint néanmoins à le convaincre de franchir le fossé jusqu’à leur terrier, mais une fois arrivés, Fyveer refusa de descendre sous terre, si bien que son frère dut se résoudre à l’y expédier de force.

Le soleil disparut derrière la colline. Le vent fraîchit, apportant dans son souffle quelques gouttes de pluie, et en moins d’une heure, il fit nuit noire. Les couleurs du ciel s’étaient évanouies et même si là-haut, près de la barrière, le grand écriteau grinçait doucement dans la brise –:comme pour rappeler que, loin d’avoir disparu dans les ténèbres, il restait solidement planté là:–, il n’y avait personne pour lire ses lettres dures, dont les contours acérés tels des couteaux noirs annonçaient sur un fond blanc::

ce domaine idéalement situé (trois hectares d’excellent terrain à bâtir) va être loti par sutch & martin, société immobilière de newbury, qui y construira des résidences modernes de grand standing.
 
 
1. Les lapins ne savent compter que jusqu’à quatre, au-delà tout est shraar. Tchoun, au contraire, veut dire petit. Donc le nom de Shraar-Tchoun, qui est sans doute né d’une portée de plus de quatre lapereaux, peut se comprendre comme «:Petit Mille:», pas grand-chose d’un grand ensemble, l’avorton.
 
2. Une Hourda est un groupe de lapins vigoureux ou intelligents, âgés de plus d’un an, qui entourent le Maître et sa hase, et commandent les autres. Elle diffère selon les garennes. Une Hourda peut par exemple être aux ordres d’un seigneur de guerre:; alors qu’ailleurs, elle se composera de patrouilleurs ou de pilleurs de potager particulièrement habiles. Parfois, on y accepte un lapin qui sait ­raconter des histoires, ou un voyant. Dans la garenne de Sandle­ford où débute ce récit, la Hourda était plutôt bien structurée (bien qu’il y en eût d’autres mieux ­organisées, comme nous le verrons).
 
Watership Down

I – SIGNES

La saison des primevères était passée. À l’orée du bois, là où les arbres laissaient place à une clairière en pente douce, seules quelques taches d’un jaune décoloré subsistaient encore parmi les mercuriales vénéneuses et les racines de chêne.

Un peu plus bas, au-delà d’une vieille barrière et d’un fossé envahi de broussailles s’étendait un pré, percé çà et là de terriers de lapins. Par endroits, l’herbe avait complètement disparu, et partout traînaient des chapelets de crottes entre lesquels rien ne poussait hormis la jacobée.

Plus loin encore, un maigre cours d’eau disparaissait presque sous le cresson et le populage des marais:; un chemin pour charrettes le franchissait d’un petit pont avant de remonter l’autre versant jusqu’à un portail à claire-voie ménagé dans une haie d’épines.

Le crépuscule n’allait pas tarder et le soleil couchant de ce mois de mai empourprait les nuages. La pente sèche était constellée de lapins. Les uns grignotaient les rares brins verts autour de leurs terriers, tandis que d’autres osaient s’éloigner un peu, en quête de pissenlits ou d’une primevère oubliée.

Assis bien droit sur une fourmilière, un guetteur surveillait les alentours, les oreilles dressées et le nez alerte. Il n’y avait pourtant rien à craindre, un merle sifflait tranquillement à la lisière de la forêt. De l’autre côté, aux abords du ruisselet, tout était dégagé et silencieux. La paix régnait sur la garenne.

Au sommet de la butte, non loin du cerisier où le merle chantait, les ronces dissimulaient presque entièrement plusieurs terriers. À l’entrée de l’un d’eux, dans la pénombre verte, deux lapins étaient assis côte à côte. Au bout d’un moment, le plus gros se mit en mou­vement, longea discrètement le fourré avant de s’aventurer dans le fossé pour réapparaître dans la prairie. Quelques instants plus tard, l’autre vint le rejoindre.

Le premier s’immobilisa dans un rayon de soleil et se gratta l’oreille avec la patte arrière. Même s’il avait à peine un an et devait encore achever sa croissance, il n’avait pas cet air perpétuellement paniqué qu’affichent la plupart des «:périférés:» – les jeunes lapins qui, n’étant ni bien nés ni d’une taille ou d’une vigueur exceptionnelles, sont brimés par leurs aînés et relégués en bordure de la colonie, où ils vivent comme ils peuvent, le plus souvent à la belle étoile.

Celui-là paraissait dégourdi. Il y avait quelque chose de vif et d’intelligent que ce soit dans ses gestes ou dans le regard qu’il jetait autour de lui tout en se frottant le nez. Une fois assuré de l’absence de danger, il baissa les oreilles et enfonça son museau dans l’herbe.
Son compagnon semblait moins à l’aise.

Petit, avec de grands yeux, sa façon de lever la tête et de la tourner de tous les côtés au moindre bruit trahissait moins de la prudence qu’une certaine nervosité. Son nez frétillait sans cesse, et lorsque derrière lui un bourdon s’approcha bruyamment d’un chardon, il sursauta et fit volte-face.

Apeurés par cette agitation, deux lapins à proximité commen­cèrent à détaler, jusqu’à ce que le plus proche, un mâle qui avait le bout des oreilles noir, reconnaisse le froussard et retourne à son repas.

«:Fausse alerte, dit-il, ce n’est que Fyveer. Un rien l’effraie. Alors Rahmnus, qu’est-ce que tu me disais:?

— Fyveer:? demanda l’autre. Pourquoi ce nom:?

— C’est le dernier d’une grosse portée, Shraar-tchoun, tu com­prends:? Je me demande comment il a fait pour survivre jusqu’à aujourd’hui. Cela dit, je répète souvent qu’il est trop petit pour qu’un homme le remarque ou qu’un renard en veuille. Mais je dois reconnaître qu’il a l’air de savoir se tenir à l’écart du danger.:»

D’un bond maladroit, Fyveer se rapprocha de son compagnon.

«:Allons un peu plus loin, Hazel, lui dit-il. Il y a quelque chose d’étrange ce soir, même si je ne sais pas vraiment quoi. Est-ce qu’on pourrait descendre jusqu’au ruisseau:?

— D’accord. Et essaie de me dénicher une primevère. Si toi tu n’en trouves pas, personne ne le pourra.:»

Il ouvrit le chemin, son ombre s’allongeant sur l’herbe derrière lui. Arrivés près du cours d’eau, ils se mirent à grignoter autour des ornières creusées par les roues des charrettes.

Fyveer ne tarda pas à découvrir ce qu’ils convoitaient. Les primevères sont le mets préféré des lapins et, en général, dès la fin du printemps, elles sont presque introuvables, même aux alentours des petites garennes. Celle-ci n’avait pas encore fleuri et ses feuilles aplaties étaient cachées sous l’herbe longue. À peine s’étaient-ils approchés que deux lapins plus gros, coupant par un passage rendu boueux par les bestiaux, se précipitèrent vers eux.

«:Une primevère:? dit l’un. Elle est pour nous. Laissez ça tout de suite:! ajouta-t-il à l’adresse de Fyveer, qui hésitait à obéir. Tu es sourd:?

— Hé Gulsporre:! C’est mon frère qui l’a trouvée, fit valoir Hazel.

— Oui, et c’est nous qui allons la manger, répliqua l’autre. Ce genre de fleurs est réservé à la Hourda – tu ne le savais pas, peut-être:? Dans ce cas, on va se faire un plaisir de te l’apprendre.:»

Mais Fyveer était déjà parti. Hazel alla le retrouver près du petit pont.

«:J’en ai marre, bougonna-t-il. C’est toujours pareil, les plus forts mangent ce qu’il y a de mieux et s’approprient les meilleurs terriers. Je te jure que si un jour j’entre dans la Hourda, je traiterai les péri­férés avec un peu plus de respect.

— Toi, au moins, tu peux espérer en faire partie, répondit Fyveer. Tu vas devenir fort, alors que moi…

— Ne crois pas que je vais t’abandonner:! Pour tout te dire, j’ai parfois envie de quitter cet endroit… Allez, oublions ça et essayons de profiter de la soirée. J’ai une idée, tiens, traversons le ruisseau. On sera peut-être un peu plus au calme. À moins que ça te paraisse trop risqué:?:», ajouta-t-il.

À la manière dont il avait posé la question, on sentait qu’il estimait son frère plus à même de décider que lui, et à la réponse de Fyveer, on comprenait qu’il en était ainsi la plupart du temps:: «:Non, il n’y a pas grand-chose à craindre. Si je perçois le moindre danger, je te le dirai. Mais ce que je sens planer sur nous n’est pas vraiment un danger. C’est… C’est… comment expliquer:? Quelque chose d’oppressant, un peu comme l’orage. Je ne sais pas vraiment… ça m’inquiète… mais ça ne m’empêchera pas de t’accompagner.:»

Ils passèrent le pont. Près de l’eau, l’herbe était grasse et un peu trop humide. Ils gravirent donc l’autre versant à la recherche d’un terrain plus sec. Une partie du pré était déjà dans l’ombre et, au loin, face à eux, le jour déclinait. Hazel, qui voulait trouver un coin chaud et encore ensoleillé, continua jusqu’au bord du chemin. Arrivé à proximité du portail, le regard fixe, il se figea.

«:Mais qu’est-ce que c’est:?!:»

Non loin, le sol avait été remué depuis peu. Des monticules de terre émergeaient de l’herbe. De gros poteaux, qui empestaient la peinture et le goudron, s’élevaient jusqu’à la cime des houx, et soutenaient un panneau de bois qui projetait au sol une ombre immense.

En quelques bonds, les lapins s’approchèrent de l’écriteau puis allèrent se blottir dans un buisson d’orties. Un vieux mégot aban­donné leur fit froncer les narines. Tout à coup, Fyveer frissonna et se recroquevilla.

«:Hazel:! C’est d’ici que ça vient:! Je le sais maintenant… Une chose terrible:! Une catastrophe approche…:»

Puis il se mit à pousser des gémissements effrayés.

«:Quelle catastrophe:? Qu’est-ce que tu racontes:? Tout à l’heure, tu disais que ce n’était pas un danger.

— Je ne sais pas ce que c’est, répondit Fyveer, l’air triste. Il n’y a rien de dangereux, à cet instant précis, mais ça vient, ça vient… Oh, regarde le pré:! Il est plein de sang:!

— Ne dis pas n’importe quoi. C’est seulement le soleil du soir. S’il te plaît, ne parle pas comme ça, tu me fais peur.:»

Fyveer se mit à trembler et à sangloter. Hazel essaya de le rassurer et chercha ce qui avait bien pu l’affecter autant. S’il était vraiment terrorisé, pourquoi ne courait-il pas se mettre à l’abri, comme tout lapin le ferait:? Mais Fyveer ne lui donnait aucune explication, son angoisse ne faisait que grandir. Hazel finit par lui dire:: «:Tu ne peux pas rester là, à pleurer. En plus, la nuit tombe. On ferait mieux de retourner au terrier.

— Au… terrier:? gémit Fyveer. Mais la chose arrive… On n’y échappera pas. Je t’assure, l’herbe est pleine de sang…

— Ça suffit:! le coupa fermement son frère. Cette fois, c’est moi qui décide. Quel que soit le problème, on doit rentrer maintenant.:»

Il descendit la pente et traversa le maigre ruisselet à l’endroit où il n’était que gadoue. Là, il dut attendre –:baigné, comme la campagne environnante, dans les derniers rayons de cette paisible soirée de printemps:–, car Fyveer, désemparé, était presque tétanisé.

Hazel parvint néanmoins à le convaincre de franchir le fossé jusqu’à leur terrier, mais une fois arrivés, Fyveer refusa de descendre sous terre, si bien que son frère dut se résoudre à l’y expédier de force.

Le soleil disparut derrière la colline. Le vent fraîchit, apportant dans son souffle quelques gouttes de pluie, et en moins d’une heure, il fit nuit noire. Les couleurs du ciel s’étaient évanouies et même si là-haut, près de la barrière, le grand écriteau grinçait doucement dans la brise –:comme pour rappeler que, loin d’avoir disparu dans les ténèbres, il restait solidement planté là:–, il n’y avait personne pour lire ses lettres dures, dont les contours acérés tels des couteaux noirs annonçaient sur un fond blanc::

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