Lucy Maud Mongtgomery

Les Chroniques d’Avonlea
(Extrait)

LUDOVIC SE PRESSE

Anne Shirley était pelotonnée sur la banquette de la fenêtre, dans le salon de Theodora Dix, un samedi soir, et contemplait d’un air rêveur les magnifiques constellations par-delà les collines du crépuscule.

Anne passait deux semaines de ses vacances au Pavillon aux échos, où Monsieur et Madame Irving séjournaient durant l’été, et elle se rendait souvent jusqu’au vieux domaine des Dix afin de discuter avec Theodora. Elles avaient fini leur conversation, ce soir-là, et Anne s’abandonnait au délice de bâtir des châteaux en Espagne.

Elle appuya sa jolie tête couronnée de tresses auburn contre l’encadrement de la fenêtre, ses grands yeux gris comme deux lacs sombres où miroitait la lune.

Elle vit alors Ludovic Speed descendre l’allée. Il se trouvait encore à bonne distance de la maison, car l’allée des Dix était longue, mais Ludovic était reconnaissable d’aussi loin qu’on l’aperçût. Personne d’autre, à Middle Grafton, n’avait une silhouette aussi élancée, légèrement courbée, avec cette démarche placide. On y devinait chacune des particularités, chacune des bizarreries propres à Ludovic.

Anne s’extirpa de ses rêveries en se disant qu’il serait bon de s’éclipser. Ludovic courtisait Theodora. Tout le monde à Grafton le savait, et s’il restait quelqu’un pour l’ignorer, ce n’était pas faute d’avoir eu le temps de le découvrir. Ludovic empruntait cette allée pour voir Theodora, de cette même manière pensive et nonchalante, depuis quinze ans :!

Quand Anne, qui était fine, jeune et romantique, se leva pour partir, Theodora, qui était bien en chair, d’âge mûr et pragmatique, lui dit, une lueur dans les yeux : «:Rien ne presse, mon enfant. Asseyez-vous et restez encore un peu. Vous avez aperçu Ludovic et j’imagine que vous pensez être de trop. Mais ce n’est pas le cas. Ludovic apprécie généralement la présence d’une tierce personne, tout comme moi. Ça anime la discussion. Quand un homme vient vous voir, invariablement, deux fois par semaine depuis quinze ans, on se retrouve parfois à court de sujets de conversation, vous savez. :»

Theodora ne feignait jamais la pudeur quand il était question de Ludovic. Elle ne se montrait nullement timide lorsqu’elle parlait de lui et de sa cour à rallonge. Au contraire, cela semblait l’amuser.
Anne se rassit et elles regardèrent ensemble Ludovic descendre l’allée, en observant paisiblement les champs de trèfles luxuriants et les boucles bleues de la rivière qui serpentait dans la vallée brumeuse, en contrebas.

Anne étudia le visage calme, délicatement modelé, de Theodora et tenta d’imaginer ce qu’elle ressentirait, elle, si elle était assise là, à attendre un vieux prétendant qui mettait tant de temps à se décider. Mais même l’imagination d’Anne n’y parvenait pas.

«:Tout de même, songea-t-elle avec impatience, si je le voulais comme mari, je pense que je trouverais un moyen de le presser un peu. Ludovic Speed :! A-t-on déjà vu un nom si inapproprié :? Un tel nom pour un tel homme, c’est un faux espoir et un piège. :»

Ludovic venait d’atteindre la maison, mais il resta si longtemps sur le seuil, perdu dans la contemplation de la frondaison verte tout enchevêtrée de la cerisaie, que Theodora finit par se lever et ouvrit la porte avant même qu’il n’ait frappé. Tout en l’escortant jusque dans le salon, elle adressa une grimace comique à Anne par-dessus son épaule.

Ludovic sourit gentiment à Anne. Il l’aimait bien :; c’était la seule jeune fille qu’il connaissait, car, en général, il les évitait – elles le faisaient se sentir gauche et déplacé. Mais Anne ne lui donnait pas cette impression. Elle avait le don de s’entendre avec toutes sortes de personnes et, même s’ils ne la connaissaient pas depuis longtemps, Ludovic et Theodora la considéraient tous deux comme une vieille amie.

Ludovic était grand et quelque peu disgracieux, mais son flegme résolu lui conférait une allure digne qu’il n’aurait pas eue autrement. Il avait une moustache tombante et soyeuse, avec une petite barbiche bouclée à l’impériale – une mode considérée comme excentrique à Grafton, où les hommes avaient soit le menton rasé de près, soit une barbe fournie. Ses yeux étaient doux et rêveurs, teintés d’une touche de mélancolie dans leur profondeur bleutée.

Il s’installa dans l’antique et imposant fauteuil qui avait appartenu au père de Theodora. Ludovic s’asseyait toujours là, et Anne songea que le fauteuil avait fini par lui ressembler.

La conversation s’anima rapidement. Ludovic était bavard quand il avait quelqu’un pour le faire parler. Il était cultivé et avait surpris Anne à de nombreuses reprises par ses réflexions avisées sur les gens et les affaires du monde, dont seulement un vague écho parvenait jusqu’à Deland River.

Il avait aussi un faible pour les débats religieux avec Theodora, qui ne s’intéressait pas à la politique ou à la fabrique de l’histoire, mais était avide de doctrines et lisait tout ce qui se rattachait au sujet. Quand la conversation dériva vers un maelström de tendres querelles sur la science chrétienne, Anne comprit que sa présence n’était plus requise pour le moment, et qu’on ne la regretterait pas.

«:C’est l’heure des étoiles et des adieux :», annonça-t-elle avant de se retirer discrètement.

Mais, dès que la maison eut disparu de son champ de vision, elle dut s’arrêter dans un pré vert, constellé de marguerites blanches et or, afin de donner libre cours à son rire. Un vent chargé de parfum soufflait avec douceur.

Anne s’appuya contre un bouleau blanc et rit de bon cœur, comme elle avait tendance à le faire chaque fois qu’elle pensait à Ludovic et Theodora. À ses yeux, jeunes et passionnés, leur cour était une chose des plus amusantes. Elle appréciait Ludovic, mais s’autorisait à être exaspérée par son comportement.

«:Cette chère vieille tête de mule :! dit-elle à voix haute. On n’a jamais vu idiot plus adorable :! Il ressemble à l’alligator de cette comptine qui refuse d’avancer, et se laisse ballotter par le courant. :»

Deux soirs plus tard, quand Anne se rendit chez Theodora, la conversation dériva sur Ludovic. Theodora, qui était l’âme la plus industrieuse au monde, et qui avait une passion pour la broderie anglaise, occupait ses doigts agiles et potelés avec un centre de table raffiné en dentelle Battenberg.

Anne, installée dans un petit fauteuil à bascule, ses fines mains croisées sur les genoux, l’observait. Elle prit conscience que Theodora était très belle, dans un style majestueux qui rappelait la déesse Junon, avec une chair ferme et blanche, des traits délicatement ciselés et de grands et doux yeux bruns. Quand elle ne souriait pas, elle avait une allure imposante. Il n’était guère étonnant que Ludovic soit intimidé, songea Anne.

«:Est-ce que Ludovic et vous n’avez parlé que de science chrétienne, samedi soir :? :»

Un sourire rayonna sur le visage de Theodora.

«:Oui, et nous nous sommes même disputés. Du moins, je me suis disputée avec lui. Ludovic ne se disputerait jamais avec personne. On se bat contre du vent quand on se querelle avec lui. Je déteste m’en prendre à quelqu’un qui ne rend pas les coups.

— Theodora, dit Anne d’une voix enjôleuse. Je vais me montrer curieuse et impertinente. Vous n’êtes pas obligée de me répondre, si vous n’en avez pas envie. Pourquoi Ludovic et vous ne vous mariez pas :? :»

Theodora rit sans embarras.

«:Je crois que c’est la question que tout Grafton se pose depuis un bon moment, Anne. Eh bien, je n’ai pas d’objection à épouser Ludovic. Est-ce assez franc pour vous :? Mais il n’est pas facile d’épouser un homme qui ne fait pas sa demande. Et Ludovic ne me l’a jamais faite.

— Il est trop timide :? :», insista Anne.

Puisque Theodora semblait disposée à répondre, Anne avait bien l’intention de démêler ce mystère.
Theodora posa son ouvrage et contempla d’un air pensif les collines vertes du monde estival.

«:Non, je ne pense pas que ce soit ça. Ludovic n’est pas timide. C’est seulement sa façon d’être… la façon d’être des Speed. Ils sont tous affreusement mesurés. Ils passent des années à réfléchir à une chose avant de se décider. Certains ont tellement pris cette habitude qu’ils n’arrivent plus à s’en défaire, comme le vieux Alder Speed, qui parlait constamment d’aller voir son frère en Angleterre, mais au final n’y est jamais allé, sans qu’il n’y ait aucune raison valable à cela. Ils ne sont pas paresseux, vous savez, mais ils aiment prendre leur temps.

— Et Ludovic est seulement atteint de “speedisme” aigu, suggéra Anne.

— Exactement. Il ne s’est jamais pressé de sa vie. Imaginez, ça fait maintenant six ans qu’il songe à faire repeindre sa maison. Il m’en parle tous les quatre matins, choisit la couleur, et puis les choses en restent là. Il m’adore, et il compte me demander en mariage. La seule question, c’est :: le moment finira-t-il par arriver :?

— Pourquoi ne le pressez-vous pas :? :», demanda Anne avec impatience.

Theodora retourna à ses points avec un nouveau rire.

«:Si quelqu’un en est capable, ce n’est pas moi. Je suis trop timide. Ça doit sembler ridicule d’entendre une femme de mon âge et de ma taille dire ça, mais c’est vrai. Bien sûr, je sais que c’est la seule façon d’épouser un Speed. Une de mes cousines est mariée au frère de Ludovic, et je ne dis pas qu’elle lui a ouvertement fait sa demande, Anne, mais ce n’est pourtant pas très éloigné de la vérité. Je serais incapable d’en faire autant. J’ai essayé, un jour. Quand j’ai pris conscience que je devenais mûre et flétrie, et que toutes les filles de ma génération se mariaient les unes après les autres, j’ai voulu glisser une allusion à Ludovic. Mais elle est restée bloquée dans ma gorge. Et maintenant, ça m’est égal. S’il faut que je prenne l’initiative pour changer le nom de Dix en Speed, alors je garderai Dix jusqu’à la fin de ma vie. Ludovic ne comprend pas que nous vieillissons, vous savez. Il croit que nous sommes encore des adolescents frivoles, avec tout notre temps devant nous. C’est le problème des Speed. Ils ne se rendent compte qu’ils sont en vie qu’au moment de leur mort.

— Vous êtes amoureuse de lui, n’est-ce pas :? demanda Anne en discernant une note d’amertume dans les paradoxes de Theodora.

— Mon Dieu, oui, répondit sincèrement Theodora, sans prendre la peine de rougir devant un fait si établi. J’adore Ludovic, bien sûr. Et il a assurément besoin de quelqu’un pour veiller sur lui. Il est négligé… et visiblement à bout. Vous avez pu le constater vous-même. Sa vieille tante s’occupe de la maison à sa manière, mais elle ne s’occupe pas de lui. Et il arrive à l’âge où un homme a besoin qu’on prenne soin de lui et qu’on le dorlote un peu. Je me sens seule ici, et Ludovic se sent seul là-bas. Tout ceci semble ridicule, n’est-ce pas :? Il n’y a rien d’étonnant à ce que nous soyons un sujet de moqueries à Grafton. Dieu sait que j’en ris suffisamment moi-même. J’ai parfois pensé que si je rendais Ludovic jaloux, ça le ferait réagir. Mais je n’ai jamais su flirter, et il n’y a personne avec qui le faire même si je le voulais. Les gens du coin me considèrent comme la chasse gardée de Ludovic. Personne n’oserait s’interposer entre nous.

— Theodora :! s’exclama Anne. J’ai une idée :!

— Dites-moi, qu’avez-vous en tête :? :»

Anne le lui expliqua. Theodora commença par rire et protester. Puis elle finit par céder, plutôt sceptique, mais vaincue par l’enthousiasme de la jeune femme.

«:Eh bien, essayez donc, se résigna-t-elle. Si Ludovic s’emporte et me quitte, je serai au plus mal. Mais qui ne tente rien n’a rien. Et ça peut marcher, j’imagine. De toute façon, je dois admettre que je suis lasse de ses hésitations. :»

LES CHRONIQUES D'AVONLEA

Lucy Maud Montgomery

Les Chroniques d’Avonlea
(Extrait)

LUDOVIC SE PRESSE

Anne Shirley était pelotonnée sur la banquette de la fenêtre, dans le salon de Theodora Dix, un samedi soir, et contemplait d’un air rêveur les magnifiques constellations par-delà les collines du crépuscule.

Anne passait deux semaines de ses vacances au Pavillon aux échos, où Monsieur et Madame Irving séjournaient durant l’été, et elle se rendait souvent jusqu’au vieux domaine des Dix afin de discuter avec Theodora. Elles avaient fini leur conversation, ce soir-là, et Anne s’abandonnait au délice de bâtir des châteaux en Espagne.

Elle appuya sa jolie tête couronnée de tresses auburn contre l’encadrement de la fenêtre, ses grands yeux gris comme deux lacs sombres où miroitait la lune.

Elle vit alors Ludovic Speed descendre l’allée. Il se trouvait encore à bonne distance de la maison, car l’allée des Dix était longue, mais Ludovic était reconnaissable d’aussi loin qu’on l’aperçût. Personne d’autre, à Middle Grafton, n’avait une silhouette aussi élancée, légèrement courbée, avec cette démarche placide. On y devinait chacune des particularités, chacune des bizarreries propres à Ludovic.

Anne s’extirpa de ses rêveries en se disant qu’il serait bon de s’éclipser. Ludovic courtisait Theodora. Tout le monde à Grafton le savait, et s’il restait quelqu’un pour l’ignorer, ce n’était pas faute d’avoir eu le temps de le découvrir. Ludovic empruntait cette allée pour voir Theodora, de cette même manière pensive et nonchalante, depuis quinze ans :!

Quand Anne, qui était fine, jeune et romantique, se leva pour partir, Theodora, qui était bien en chair, d’âge mûr et pragmatique, lui dit, une lueur dans les yeux : «:Rien ne presse, mon enfant. Asseyez-vous et restez encore un peu. Vous avez aperçu Ludovic et j’imagine que vous pensez être de trop. Mais ce n’est pas le cas. Ludovic apprécie généralement la présence d’une tierce personne, tout comme moi. Ça anime la discussion. Quand un homme vient vous voir, invariablement, deux fois par semaine depuis quinze ans, on se retrouve parfois à court de sujets de conversation, vous savez. :»

Theodora ne feignait jamais la pudeur quand il était question de Ludovic. Elle ne se montrait nullement timide lorsqu’elle parlait de lui et de sa cour à rallonge. Au contraire, cela semblait l’amuser.
Anne se rassit et elles regardèrent ensemble Ludovic descendre l’allée, en observant paisiblement les champs de trèfles luxuriants et les boucles bleues de la rivière qui serpentait dans la vallée brumeuse, en contrebas.

Anne étudia le visage calme, délicatement modelé, de Theodora et tenta d’imaginer ce qu’elle ressentirait, elle, si elle était assise là, à attendre un vieux prétendant qui mettait tant de temps à se décider. Mais même l’imagination d’Anne n’y parvenait pas.

«:Tout de même, songea-t-elle avec impatience, si je le voulais comme mari, je pense que je trouverais un moyen de le presser un peu. Ludovic Speed :! A-t-on déjà vu un nom si inapproprié :? Un tel nom pour un tel homme, c’est un faux espoir et un piège. :»

Ludovic venait d’atteindre la maison, mais il resta si longtemps sur le seuil, perdu dans la contemplation de la frondaison verte tout enchevêtrée de la cerisaie, que Theodora finit par se lever et ouvrit la porte avant même qu’il n’ait frappé. Tout en l’escortant jusque dans le salon, elle adressa une grimace comique à Anne par-dessus son épaule.

Ludovic sourit gentiment à Anne. Il l’aimait bien :; c’était la seule jeune fille qu’il connaissait, car, en général, il les évitait – elles le faisaient se sentir gauche et déplacé. Mais Anne ne lui donnait pas cette impression. Elle avait le don de s’entendre avec toutes sortes de personnes et, même s’ils ne la connaissaient pas depuis longtemps, Ludovic et Theodora la considéraient tous deux comme une vieille amie.

Ludovic était grand et quelque peu disgracieux, mais son flegme résolu lui conférait une allure digne qu’il n’aurait pas eue autrement. Il avait une moustache tombante et soyeuse, avec une petite barbiche bouclée à l’impériale – une mode considérée comme excentrique à Grafton, où les hommes avaient soit le menton rasé de près, soit une barbe fournie. Ses yeux étaient doux et rêveurs, teintés d’une touche de mélancolie dans leur profondeur bleutée.

Il s’installa dans l’antique et imposant fauteuil qui avait appartenu au père de Theodora. Ludovic s’asseyait toujours là, et Anne songea que le fauteuil avait fini par lui ressembler.

La conversation s’anima rapidement. Ludovic était bavard quand il avait quelqu’un pour le faire parler. Il était cultivé et avait surpris Anne à de nombreuses reprises par ses réflexions avisées sur les gens et les affaires du monde, dont seulement un vague écho parvenait jusqu’à Deland River.

Il avait aussi un faible pour les débats religieux avec Theodora, qui ne s’intéressait pas à la politique ou à la fabrique de l’histoire, mais était avide de doctrines et lisait tout ce qui se rattachait au sujet. Quand la conversation dériva vers un maelström de tendres querelles sur la science chrétienne, Anne comprit que sa présence n’était plus requise pour le moment, et qu’on ne la regretterait pas.

«:C’est l’heure des étoiles et des adieux :», annonça-t-elle avant de se retirer discrètement.

Mais, dès que la maison eut disparu de son champ de vision, elle dut s’arrêter dans un pré vert, constellé de marguerites blanches et or, afin de donner libre cours à son rire. Un vent chargé de parfum soufflait avec douceur.

Anne s’appuya contre un bouleau blanc et rit de bon cœur, comme elle avait tendance à le faire chaque fois qu’elle pensait à Ludovic et Theodora. À ses yeux, jeunes et passionnés, leur cour était une chose des plus amusantes. Elle appréciait Ludovic, mais s’autorisait à être exaspérée par son comportement.

«:Cette chère vieille tête de mule :! dit-elle à voix haute. On n’a jamais vu idiot plus adorable :! Il ressemble à l’alligator de cette comptine qui refuse d’avancer, et se laisse ballotter par le courant. :»

Deux soirs plus tard, quand Anne se rendit chez Theodora, la conversation dériva sur Ludovic. Theodora, qui était l’âme la plus industrieuse au monde, et qui avait une passion pour la broderie anglaise, occupait ses doigts agiles et potelés avec un centre de table raffiné en dentelle Battenberg.

Anne, installée dans un petit fauteuil à bascule, ses fines mains croisées sur les genoux, l’observait. Elle prit conscience que Theodora était très belle, dans un style majestueux qui rappelait la déesse Junon, avec une chair ferme et blanche, des traits délicatement ciselés et de grands et doux yeux bruns. Quand elle ne souriait pas, elle avait une allure imposante. Il n’était guère étonnant que Ludovic soit intimidé, songea Anne.

«:Est-ce que Ludovic et vous n’avez parlé que de science chrétienne, samedi soir :? :»

Un sourire rayonna sur le visage de Theodora.

«:Oui, et nous nous sommes même disputés. Du moins, je me suis disputée avec lui. Ludovic ne se disputerait jamais avec personne. On se bat contre du vent quand on se querelle avec lui. Je déteste m’en prendre à quelqu’un qui ne rend pas les coups.

— Theodora, dit Anne d’une voix enjôleuse. Je vais me montrer curieuse et impertinente. Vous n’êtes pas obligée de me répondre, si vous n’en avez pas envie. Pourquoi Ludovic et vous ne vous mariez pas :? :»

Theodora rit sans embarras.

«:Je crois que c’est la question que tout Grafton se pose depuis un bon moment, Anne. Eh bien, je n’ai pas d’objection à épouser Ludovic. Est-ce assez franc pour vous :? Mais il n’est pas facile d’épouser un homme qui ne fait pas sa demande. Et Ludovic ne me l’a jamais faite.

— Il est trop timide :? :», insista Anne.

Puisque Theodora semblait disposée à répondre, Anne avait bien l’intention de démêler ce mystère.
Theodora posa son ouvrage et contempla d’un air pensif les collines vertes du monde estival.

«:Non, je ne pense pas que ce soit ça. Ludovic n’est pas timide. C’est seulement sa façon d’être… la façon d’être des Speed. Ils sont tous affreusement mesurés. Ils passent des années à réfléchir à une chose avant de se décider. Certains ont tellement pris cette habitude qu’ils n’arrivent plus à s’en défaire, comme le vieux Alder Speed, qui parlait constamment d’aller voir son frère en Angleterre, mais au final n’y est jamais allé, sans qu’il n’y ait aucune raison valable à cela. Ils ne sont pas paresseux, vous savez, mais ils aiment prendre leur temps.

— Et Ludovic est seulement atteint de “speedisme” aigu, suggéra Anne.

— Exactement. Il ne s’est jamais pressé de sa vie. Imaginez, ça fait maintenant six ans qu’il songe à faire repeindre sa maison. Il m’en parle tous les quatre matins, choisit la couleur, et puis les choses en restent là. Il m’adore, et il compte me demander en mariage. La seule question, c’est :: le moment finira-t-il par arriver :?

— Pourquoi ne le pressez-vous pas :? :», demanda Anne avec impatience.

Theodora retourna à ses points avec un nouveau rire.

«:Si quelqu’un en est capable, ce n’est pas moi. Je suis trop timide. Ça doit sembler ridicule d’entendre une femme de mon âge et de ma taille dire ça, mais c’est vrai. Bien sûr, je sais que c’est la seule façon d’épouser un Speed. Une de mes cousines est mariée au frère de Ludovic, et je ne dis pas qu’elle lui a ouvertement fait sa demande, Anne, mais ce n’est pourtant pas très éloigné de la vérité. Je serais incapable d’en faire autant. J’ai essayé, un jour. Quand j’ai pris conscience que je devenais mûre et flétrie, et que toutes les filles de ma génération se mariaient les unes après les autres, j’ai voulu glisser une allusion à Ludovic. Mais elle est restée bloquée dans ma gorge. Et maintenant, ça m’est égal. S’il faut que je prenne l’initiative pour changer le nom de Dix en Speed, alors je garderai Dix jusqu’à la fin de ma vie. Ludovic ne comprend pas que nous vieillissons, vous savez. Il croit que nous sommes encore des adolescents frivoles, avec tout notre temps devant nous. C’est le problème des Speed. Ils ne se rendent compte qu’ils sont en vie qu’au moment de leur mort.

— Vous êtes amoureuse de lui, n’est-ce pas :? demanda Anne en discernant une note d’amertume dans les paradoxes de Theodora.

— Mon Dieu, oui, répondit sincèrement Theodora, sans prendre la peine de rougir devant un fait si établi. J’adore Ludovic, bien sûr. Et il a assurément besoin de quelqu’un pour veiller sur lui. Il est négligé… et visiblement à bout. Vous avez pu le constater vous-même. Sa vieille tante s’occupe de la maison à sa manière, mais elle ne s’occupe pas de lui. Et il arrive à l’âge où un homme a besoin qu’on prenne soin de lui et qu’on le dorlote un peu. Je me sens seule ici, et Ludovic se sent seul là-bas. Tout ceci semble ridicule, n’est-ce pas :? Il n’y a rien d’étonnant à ce que nous soyons un sujet de moqueries à Grafton. Dieu sait que j’en ris suffisamment moi-même. J’ai parfois pensé que si je rendais Ludovic jaloux, ça le ferait réagir. Mais je n’ai jamais su flirter, et il n’y a personne avec qui le faire même si je le voulais. Les gens du coin me considèrent comme la chasse gardée de Ludovic. Personne n’oserait s’interposer entre nous.

— Theodora :! s’exclama Anne. J’ai une idée :!

— Dites-moi, qu’avez-vous en tête :? :»

Anne le lui expliqua. Theodora commença par rire et protester. Puis elle finit par céder, plutôt sceptique, mais vaincue par l’enthousiasme de la jeune femme.

«:Eh bien, essayez donc, se résigna-t-elle. Si Ludovic s’emporte et me quitte, je serai au plus mal. Mais qui ne tente rien n’a rien. Et ça peut marcher, j’imagine. De toute façon, je dois admettre que je suis lasse de ses hésitations. :»

les chroniques d'avonlea

Lucy Maud Montgomery

Les Chroniques d’Avonlea
(Extrait)

LUDOVIC SE PRESSE

Anne Shirley était pelotonnée sur la banquette de la fenêtre, dans le salon de Theodora Dix, un samedi soir, et contemplait d’un air rêveur les magnifiques constellations par-delà les collines du crépuscule.

Anne passait deux semaines de ses vacances au Pavillon aux échos, où Monsieur et Madame Irving séjournaient durant l’été, et elle se rendait souvent jusqu’au vieux domaine des Dix afin de discuter avec Theodora. Elles avaient fini leur conversation, ce soir-là, et Anne s’abandonnait au délice de bâtir des châteaux en Espagne.

Elle appuya sa jolie tête couronnée de tresses auburn contre l’encadrement de la fenêtre, ses grands yeux gris comme deux lacs sombres où miroitait la lune.

Elle vit alors Ludovic Speed descendre l’allée. Il se trouvait encore à bonne distance de la maison, car l’allée des Dix était longue, mais Ludovic était reconnaissable d’aussi loin qu’on l’aperçût. Personne d’autre, à Middle Grafton, n’avait une silhouette aussi élancée, légèrement courbée, avec cette démarche placide. On y devinait chacune des particularités, chacune des bizarreries propres à Ludovic.

Anne s’extirpa de ses rêveries en se disant qu’il serait bon de s’éclipser. Ludovic courtisait Theodora. Tout le monde à Grafton le savait, et s’il restait quelqu’un pour l’ignorer, ce n’était pas faute d’avoir eu le temps de le découvrir. Ludovic empruntait cette allée pour voir Theodora, de cette même manière pensive et nonchalante, depuis quinze ans :!

Quand Anne, qui était fine, jeune et romantique, se leva pour partir, Theodora, qui était bien en chair, d’âge mûr et pragmatique, lui dit, une lueur dans les yeux : «:Rien ne presse, mon enfant. Asseyez-vous et restez encore un peu. Vous avez aperçu Ludovic et j’imagine que vous pensez être de trop. Mais ce n’est pas le cas. Ludovic apprécie généralement la présence d’une tierce personne, tout comme moi. Ça anime la discussion. Quand un homme vient vous voir, invariablement, deux fois par semaine depuis quinze ans, on se retrouve parfois à court de sujets de conversation, vous savez. :»

Theodora ne feignait jamais la pudeur quand il était question de Ludovic. Elle ne se montrait nullement timide lorsqu’elle parlait de lui et de sa cour à rallonge. Au contraire, cela semblait l’amuser.
Anne se rassit et elles regardèrent ensemble Ludovic descendre l’allée, en observant paisiblement les champs de trèfles luxuriants et les boucles bleues de la rivière qui serpentait dans la vallée brumeuse, en contrebas.

Anne étudia le visage calme, délicatement modelé, de Theodora et tenta d’imaginer ce qu’elle ressentirait, elle, si elle était assise là, à attendre un vieux prétendant qui mettait tant de temps à se décider. Mais même l’imagination d’Anne n’y parvenait pas.

«:Tout de même, songea-t-elle avec impatience, si je le voulais comme mari, je pense que je trouverais un moyen de le presser un peu. Ludovic Speed :! A-t-on déjà vu un nom si inapproprié :? Un tel nom pour un tel homme, c’est un faux espoir et un piège. :»

Ludovic venait d’atteindre la maison, mais il resta si longtemps sur le seuil, perdu dans la contemplation de la frondaison verte tout enchevêtrée de la cerisaie, que Theodora finit par se lever et ouvrit la porte avant même qu’il n’ait frappé. Tout en l’escortant jusque dans le salon, elle adressa une grimace comique à Anne par-dessus son épaule.

Ludovic sourit gentiment à Anne. Il l’aimait bien :; c’était la seule jeune fille qu’il connaissait, car, en général, il les évitait – elles le faisaient se sentir gauche et déplacé. Mais Anne ne lui donnait pas cette impression. Elle avait le don de s’entendre avec toutes sortes de personnes et, même s’ils ne la connaissaient pas depuis longtemps, Ludovic et Theodora la considéraient tous deux comme une vieille amie.

Ludovic était grand et quelque peu disgracieux, mais son flegme résolu lui conférait une allure digne qu’il n’aurait pas eue autrement. Il avait une moustache tombante et soyeuse, avec une petite barbiche bouclée à l’impériale – une mode considérée comme excentrique à Grafton, où les hommes avaient soit le menton rasé de près, soit une barbe fournie. Ses yeux étaient doux et rêveurs, teintés d’une touche de mélancolie dans leur profondeur bleutée.

Il s’installa dans l’antique et imposant fauteuil qui avait appartenu au père de Theodora. Ludovic s’asseyait toujours là, et Anne songea que le fauteuil avait fini par lui ressembler.

La conversation s’anima rapidement. Ludovic était bavard quand il avait quelqu’un pour le faire parler. Il était cultivé et avait surpris Anne à de nombreuses reprises par ses réflexions avisées sur les gens et les affaires du monde, dont seulement un vague écho parvenait jusqu’à Deland River.

Il avait aussi un faible pour les débats religieux avec Theodora, qui ne s’intéressait pas à la politique ou à la fabrique de l’histoire, mais était avide de doctrines et lisait tout ce qui se rattachait au sujet. Quand la conversation dériva vers un maelström de tendres querelles sur la science chrétienne, Anne comprit que sa présence n’était plus requise pour le moment, et qu’on ne la regretterait pas.

«:C’est l’heure des étoiles et des adieux :», annonça-t-elle avant de se retirer discrètement.

Mais, dès que la maison eut disparu de son champ de vision, elle dut s’arrêter dans un pré vert, constellé de marguerites blanches et or, afin de donner libre cours à son rire. Un vent chargé de parfum soufflait avec douceur.

Anne s’appuya contre un bouleau blanc et rit de bon cœur, comme elle avait tendance à le faire chaque fois qu’elle pensait à Ludovic et Theodora. À ses yeux, jeunes et passionnés, leur cour était une chose des plus amusantes. Elle appréciait Ludovic, mais s’autorisait à être exaspérée par son comportement.

«:Cette chère vieille tête de mule :! dit-elle à voix haute. On n’a jamais vu idiot plus adorable :! Il ressemble à l’alligator de cette comptine qui refuse d’avancer, et se laisse ballotter par le courant. :»

Deux soirs plus tard, quand Anne se rendit chez Theodora, la conversation dériva sur Ludovic. Theodora, qui était l’âme la plus industrieuse au monde, et qui avait une passion pour la broderie anglaise, occupait ses doigts agiles et potelés avec un centre de table raffiné en dentelle Battenberg.

Anne, installée dans un petit fauteuil à bascule, ses fines mains croisées sur les genoux, l’observait. Elle prit conscience que Theodora était très belle, dans un style majestueux qui rappelait la déesse Junon, avec une chair ferme et blanche, des traits délicatement ciselés et de grands et doux yeux bruns. Quand elle ne souriait pas, elle avait une allure imposante. Il n’était guère étonnant que Ludovic soit intimidé, songea Anne.

«:Est-ce que Ludovic et vous n’avez parlé que de science chrétienne, samedi soir :? :»

Un sourire rayonna sur le visage de Theodora.

«:Oui, et nous nous sommes même disputés. Du moins, je me suis disputée avec lui. Ludovic ne se disputerait jamais avec personne. On se bat contre du vent quand on se querelle avec lui. Je déteste m’en prendre à quelqu’un qui ne rend pas les coups.

— Theodora, dit Anne d’une voix enjôleuse. Je vais me montrer curieuse et impertinente. Vous n’êtes pas obligée de me répondre, si vous n’en avez pas envie. Pourquoi Ludovic et vous ne vous mariez pas :? :»

Theodora rit sans embarras.

«:Je crois que c’est la question que tout Grafton se pose depuis un bon moment, Anne. Eh bien, je n’ai pas d’objection à épouser Ludovic. Est-ce assez franc pour vous :? Mais il n’est pas facile d’épouser un homme qui ne fait pas sa demande. Et Ludovic ne me l’a jamais faite.

— Il est trop timide :? :», insista Anne.

Puisque Theodora semblait disposée à répondre, Anne avait bien l’intention de démêler ce mystère.
Theodora posa son ouvrage et contempla d’un air pensif les collines vertes du monde estival.

«:Non, je ne pense pas que ce soit ça. Ludovic n’est pas timide. C’est seulement sa façon d’être… la façon d’être des Speed. Ils sont tous affreusement mesurés. Ils passent des années à réfléchir à une chose avant de se décider. Certains ont tellement pris cette habitude qu’ils n’arrivent plus à s’en défaire, comme le vieux Alder Speed, qui parlait constamment d’aller voir son frère en Angleterre, mais au final n’y est jamais allé, sans qu’il n’y ait aucune raison valable à cela. Ils ne sont pas paresseux, vous savez, mais ils aiment prendre leur temps.

— Et Ludovic est seulement atteint de “speedisme” aigu, suggéra Anne.

— Exactement. Il ne s’est jamais pressé de sa vie. Imaginez, ça fait maintenant six ans qu’il songe à faire repeindre sa maison. Il m’en parle tous les quatre matins, choisit la couleur, et puis les choses en restent là. Il m’adore, et il compte me demander en mariage. La seule question, c’est :: le moment finira-t-il par arriver :?

— Pourquoi ne le pressez-vous pas :? :», demanda Anne avec impatience.

Theodora retourna à ses points avec un nouveau rire.

«:Si quelqu’un en est capable, ce n’est pas moi. Je suis trop timide. Ça doit sembler ridicule d’entendre une femme de mon âge et de ma taille dire ça, mais c’est vrai. Bien sûr, je sais que c’est la seule façon d’épouser un Speed. Une de mes cousines est mariée au frère de Ludovic, et je ne dis pas qu’elle lui a ouvertement fait sa demande, Anne, mais ce n’est pourtant pas très éloigné de la vérité. Je serais incapable d’en faire autant. J’ai essayé, un jour. Quand j’ai pris conscience que je devenais mûre et flétrie, et que toutes les filles de ma génération se mariaient les unes après les autres, j’ai voulu glisser une allusion à Ludovic. Mais elle est restée bloquée dans ma gorge. Et maintenant, ça m’est égal. S’il faut que je prenne l’initiative pour changer le nom de Dix en Speed, alors je garderai Dix jusqu’à la fin de ma vie. Ludovic ne comprend pas que nous vieillissons, vous savez. Il croit que nous sommes encore des adolescents frivoles, avec tout notre temps devant nous. C’est le problème des Speed. Ils ne se rendent compte qu’ils sont en vie qu’au moment de leur mort.

— Vous êtes amoureuse de lui, n’est-ce pas :? demanda Anne en discernant une note d’amertume dans les paradoxes de Theodora.

— Mon Dieu, oui, répondit sincèrement Theodora, sans prendre la peine de rougir devant un fait si établi. J’adore Ludovic, bien sûr. Et il a assurément besoin de quelqu’un pour veiller sur lui. Il est négligé… et visiblement à bout. Vous avez pu le constater vous-même. Sa vieille tante s’occupe de la maison à sa manière, mais elle ne s’occupe pas de lui. Et il arrive à l’âge où un homme a besoin qu’on prenne soin de lui et qu’on le dorlote un peu. Je me sens seule ici, et Ludovic se sent seul là-bas. Tout ceci semble ridicule, n’est-ce pas :? Il n’y a rien d’étonnant à ce que nous soyons un sujet de moqueries à Grafton. Dieu sait que j’en ris suffisamment moi-même. J’ai parfois pensé que si je rendais Ludovic jaloux, ça le ferait réagir. Mais je n’ai jamais su flirter, et il n’y a personne avec qui le faire même si je le voulais. Les gens du coin me considèrent comme la chasse gardée de Ludovic. Personne n’oserait s’interposer entre nous.

— Theodora :! s’exclama Anne. J’ai une idée :!

— Dites-moi, qu’avez-vous en tête :? :»

Anne le lui expliqua. Theodora commença par rire et protester. Puis elle finit par céder, plutôt sceptique, mais vaincue par l’enthousiasme de la jeune femme.

«:Eh bien, essayez donc, se résigna-t-elle. Si Ludovic s’emporte et me quitte, je serai au plus mal. Mais qui ne tente rien n’a rien. Et ça peut marcher, j’imagine. De toute façon, je dois admettre que je suis lasse de ses hésitations. :»

LES CHRONIQUES D'AVONLEA