Megan Whalen Turner

La Reine d’Attolie
Extrait

Ses pensées vagabondèrent jusqu’à l’odeur de l’huile pour cheveux qu’elle utilisait enfant. Elle en avait brisé la dernière amphore et ne l’avait plus jamais humé depuis lors. Ce jour-là, son frère aîné était mort des suites d’une chute de cheval, et toute cette terre ô combien familière avait paru bouger sous ses pieds. Soudain, son monde s’était modifié. Elle dut devenir une autre personne, vivre dans de nouvelles pièces du palais, et la vue à sa fenêtre changea:; puis on avait remplacé la présence rassurante de sa nourrice par les visages froids de suivantes inconnues.

Elle n’était plus une princesse de sang royal à marier convenablement, mais une princesse dont l’époux deviendrait le prochain roi d’Attolie. On reprit aux concubines de son père les bijoux de feu sa mère pour les lui donner. Les peignes dans ses cheveux étaient désormais plus finement décorés, les boucles à ses oreilles plus lourdes et les huiles pour ses cheveux plus coûteusement parfumées.

Le même mois, son père lui choisit un époux:: il la vendit au fils de son baron le plus puissant en échange d’une fin de règne paisible. Assise sous le pâle clair de lune, Attolia repensa à ses années de fiançailles. Ainsi que le requérait la tradition, elle les avait passées auprès de la famille de son futur époux. Entourée d’inconnus, loin de tout allié, elle avait écouté les intrigues de son fiancé et de son père qui visait à détruire son propre père et à s’emparer du pouvoir et des richesses, asséchant totalement son royaume pour nourrir leurs appétits.

Assise dans un coin à enrouler calmement du fil sur un fuseau ou à broder le col des chemises de son fiancé, elle l’avait entendu peiner à suivre les machinations alambiquées du baron et exulter à la moindre opportunité de trahir ou d’assassiner. Ce fut lui qui l’affubla de son surnom:: la « princesse fantôme ». Silencieuse et insipide comme une ombre, disait-il. Et il n’avait pas tort. Saisie dans une adolescence difficile, elle était trop grande et disgracieuse.

Elle avait un visage allongé, et puisqu’elle le façonnait de manière à garder une expression aussi neutre que possible, il lui donnait l’air quelconque et simple d’esprit. En sa présence, les femmes baissaient les yeux avec affectation tout en exhibant, à son intention, les boucles d’oreilles et les bracelets que son fiancé leur avait laissés après ses visites nocturnes. Une princesse fantôme, l’appelait-il, et un jour, ajoutait-il, elle deviendrait une reine fantôme.

Attolia possédait quelques colifichets, mais alors que, muette, elle passait son aiguille dans une broderie, elle avait longuement réfléchi aux bijoux royaux qui lui appartiendraient un jour. Elle avait écouté les plans de son futur beau-père et élaboré ses propres machinations. Une à une, elle avait cueilli des feuilles du coléus dans le jardin. Les arbustes poussaient en haies le long de la promenade qui faisait le tour de la villa. Elle avait noué ces feuilles entre elles et les avait mises dans un sachet qu’elle avait suspendu dans sa penderie. Six semaines avant la date prévue de son retour au château pour les préparatifs du mariage, son père était mort.

Son fiancé était entré dans ses appartements le visage empreint d’une solennité si factice qu’elle en était insultante. Il lui avait annoncé que le roi avait été empoisonné par un mystérieux assassin. La princesse avait senti son propre visage se transformer en masque de pierre. Elle s’était alors enfuie en courant dans sa chambre et avait attendu, en vain, que lui viennent des larmes. Quelque chose en elle avait décidé qu’elles étaient superflues. N’avait-il pas obtenu ce pour quoi il avait vendu sa fille:? N’avait-il pas atteint la fin de son règne sans l’ombre d’une guerre:?

Elle était retournée dans la capitale, où les espions de son fiancé la surveillaient, mais à distance. Elle était la princesse fantôme, morne et silencieuse. Elle avait attendu, en montrant tous les signes de la passivité, que l’on organise l’enterrement de son père et son mariage. Puis, au cours du banquet de noces, sous les yeux des seigneurs et des dames de sa cour, Attolia avait empoisonné son futur époux.
Il avait pris l’habitude porcine de piocher dans son assiette lorsqu’il avait fini la sienne.

Quand sa coupe de vin était vide, il prenait la sienne sans un mot, en veillant d’abord à ce qu’elle y ait bu une gorgée. Elle avait passé le dîner de mariage les lèvres rendues brûlantes par le poison de la feuille de coléus en poudre tandis qu’elle feignait de boire, puis elle l’avait observé s’emparer de sa coupe, aussi nonchalamment qu’il lui avait pris son royaume, et succomber en s’étouffant.

Les seigneurs d’Attolie s’étaient tournés les uns vers les autres à la recherche de l’assassin, et la reine s’était retirée dans sa chambre tandis que les barons se querellaient à propos de qui deviendrait le prochain roi. Tard cette nuit-là, on l’avait convoquée afin qu’elle rencontre l’homme qui, à force de menaces et de promesses, avait obtenu suffisamment d’alliés pour se déclarer roi d’Attolie. Ses mains tremblaient encore au souvenir du mépris qu’affichait la domestique venue la chercher.

Les barons avaient regardé Attolia de haut en bas, se rappelait-elle, de la même façon qu’elle avait vu jauger des esclaves, et un homme avait ri en la voyant traverser la salle pour s’asseoir sur le trône.Ce même individu lui avait ordonné d’être prête à l’épouser au matin. Le visage impassible, elle avait hoché la tête avec raideur, puis le capitaine de sa garde avait levé son arbalète et touché en plein cœur l’aspirant au trône.

Sa réponse avait produit l’effet escompté. Dans le silence stupéfait qui s’était ensuivi, elle avait divisé les biens du baron mort à ses pieds parmi ses rivaux et informé ces derniers que ce serait elle qui choisirait le prochain roi, et en aucun cas eux. La jeune reine s’était alors retirée dans ses appartements pour les laisser prendre la mesure de ce qu’allait devenir son règne:: ses gardes les cernaient, elle détenait des otages et l’armée lui était fidèle.

Personne ne l’avait plus appelée la reine fantôme. Les bijoux royaux étaient la seule richesse qu’elle possédait. Ça, et les connaissances acquises en écoutant le père de son fiancé marteler à sa progéniture l’intrigue complexe visant à s’emparer du trône d’Attolie.

Elle avait jaugé les hommes et les femmes de sa cour, à qui elle avait méticuleusement distribué son trésor. Les abeilles dorées –:des boucles d’oreilles couleur miel plus anciennes que la monarchie:–, les broches et les fibules, les boucles d’oreilles en rubis, les colliers en or et les bracelets avaient tous été déposés dans des mains sélectionnées avec soin. Au cours de l’année précédente, elle avait appris tout ce qu’il lui fallait savoir sur les puissants, et, pendant qu’ils se disputaient pour désigner le prochain roi, elle s’était autoproclamée reine.

Elle avait respecté les accords secrets passés avec les officiers de son armée, qu’elle avait promus sans prendre en compte leur hiérarchie féodale, pour créer une armée d’un genre nouveau qui répondrait à elle seule et non à ses séditieux barons. Servie par ces soldats, elle avait anéanti son beau-père et saisi tout ce que possédaient ses multiples opposants pour apaiser les autres barons et enrichir ses alliés.

Le masque de pierre qui emmurait ses sentiments était devenu de plus en plus lourd à porter à mesure qu’elle avait été contrainte d’user de moyens toujours plus extrêmes pour défendre son trône. Entourée de courtisans qui la détestaient ou la craignaient, elle ne faisait plus confiance à personne et se laissait aller à croire qu’elle n’en avait de toute façon pas besoin.

Un jour, peu après s’être emparée du pouvoir, elle avait convoqué une ancienne nourrice pour en faire sa suivante, mais la femme avait refusé de venir au palais. De rage, Attolia était partie à cheval jusqu’au village où cette femme vivait dans l’intention de la faire arrêter pour n’avoir pas voulu de la confiance que la reine avait placée en elle.

La Reine d'Attolie

Megan Whalen Turner

La Reine d’Attolie
Extrait

Ses pensées vagabondèrent jusqu’à l’odeur de l’huile pour cheveux qu’elle utilisait enfant. Elle en avait brisé la dernière amphore et ne l’avait plus jamais humé depuis lors. Ce jour-là, son frère aîné était mort des suites d’une chute de cheval, et toute cette terre ô combien familière avait paru bouger sous ses pieds. Soudain, son monde s’était modifié. Elle dut devenir une autre personne, vivre dans de nouvelles pièces du palais, et la vue à sa fenêtre changea:; puis on avait remplacé la présence rassurante de sa nourrice par les visages froids de suivantes inconnues.

Elle n’était plus une princesse de sang royal à marier convenablement, mais une princesse dont l’époux deviendrait le prochain roi d’Attolie. On reprit aux concubines de son père les bijoux de feu sa mère pour les lui donner. Les peignes dans ses cheveux étaient désormais plus finement décorés, les boucles à ses oreilles plus lourdes et les huiles pour ses cheveux plus coûteusement parfumées.

Le même mois, son père lui choisit un époux:: il la vendit au fils de son baron le plus puissant en échange d’une fin de règne paisible. Assise sous le pâle clair de lune, Attolia repensa à ses années de fiançailles. Ainsi que le requérait la tradition, elle les avait passées auprès de la famille de son futur époux. Entourée d’inconnus, loin de tout allié, elle avait écouté les intrigues de son fiancé et de son père qui visait à détruire son propre père et à s’emparer du pouvoir et des richesses, asséchant totalement son royaume pour nourrir leurs appétits.

Assise dans un coin à enrouler calmement du fil sur un fuseau ou à broder le col des chemises de son fiancé, elle l’avait entendu peiner à suivre les machinations alambiquées du baron et exulter à la moindre opportunité de trahir ou d’assassiner. Ce fut lui qui l’affubla de son surnom:: la « princesse fantôme ». Silencieuse et insipide comme une ombre, disait-il. Et il n’avait pas tort. Saisie dans une adolescence difficile, elle était trop grande et disgracieuse.

Elle avait un visage allongé, et puisqu’elle le façonnait de manière à garder une expression aussi neutre que possible, il lui donnait l’air quelconque et simple d’esprit. En sa présence, les femmes baissaient les yeux avec affectation tout en exhibant, à son intention, les boucles d’oreilles et les bracelets que son fiancé leur avait laissés après ses visites nocturnes. Une princesse fantôme, l’appelait-il, et un jour, ajoutait-il, elle deviendrait une reine fantôme.

Attolia possédait quelques colifichets, mais alors que, muette, elle passait son aiguille dans une broderie, elle avait longuement réfléchi aux bijoux royaux qui lui appartiendraient un jour. Elle avait écouté les plans de son futur beau-père et élaboré ses propres machinations. Une à une, elle avait cueilli des feuilles du coléus dans le jardin. Les arbustes poussaient en haies le long de la promenade qui faisait le tour de la villa. Elle avait noué ces feuilles entre elles et les avait mises dans un sachet qu’elle avait suspendu dans sa penderie. Six semaines avant la date prévue de son retour au château pour les préparatifs du mariage, son père était mort.

Son fiancé était entré dans ses appartements le visage empreint d’une solennité si factice qu’elle en était insultante. Il lui avait annoncé que le roi avait été empoisonné par un mystérieux assassin. La princesse avait senti son propre visage se transformer en masque de pierre. Elle s’était alors enfuie en courant dans sa chambre et avait attendu, en vain, que lui viennent des larmes. Quelque chose en elle avait décidé qu’elles étaient superflues. N’avait-il pas obtenu ce pour quoi il avait vendu sa fille:? N’avait-il pas atteint la fin de son règne sans l’ombre d’une guerre:?

Elle était retournée dans la capitale, où les espions de son fiancé la surveillaient, mais à distance. Elle était la princesse fantôme, morne et silencieuse. Elle avait attendu, en montrant tous les signes de la passivité, que l’on organise l’enterrement de son père et son mariage. Puis, au cours du banquet de noces, sous les yeux des seigneurs et des dames de sa cour, Attolia avait empoisonné son futur époux.
Il avait pris l’habitude porcine de piocher dans son assiette lorsqu’il avait fini la sienne.

Quand sa coupe de vin était vide, il prenait la sienne sans un mot, en veillant d’abord à ce qu’elle y ait bu une gorgée. Elle avait passé le dîner de mariage les lèvres rendues brûlantes par le poison de la feuille de coléus en poudre tandis qu’elle feignait de boire, puis elle l’avait observé s’emparer de sa coupe, aussi nonchalamment qu’il lui avait pris son royaume, et succomber en s’étouffant.

Les seigneurs d’Attolie s’étaient tournés les uns vers les autres à la recherche de l’assassin, et la reine s’était retirée dans sa chambre tandis que les barons se querellaient à propos de qui deviendrait le prochain roi. Tard cette nuit-là, on l’avait convoquée afin qu’elle rencontre l’homme qui, à force de menaces et de promesses, avait obtenu suffisamment d’alliés pour se déclarer roi d’Attolie. Ses mains tremblaient encore au souvenir du mépris qu’affichait la domestique venue la chercher.

Les barons avaient regardé Attolia de haut en bas, se rappelait-elle, de la même façon qu’elle avait vu jauger des esclaves, et un homme avait ri en la voyant traverser la salle pour s’asseoir sur le trône.Ce même individu lui avait ordonné d’être prête à l’épouser au matin. Le visage impassible, elle avait hoché la tête avec raideur, puis le capitaine de sa garde avait levé son arbalète et touché en plein cœur l’aspirant au trône.

Sa réponse avait produit l’effet escompté. Dans le silence stupéfait qui s’était ensuivi, elle avait divisé les biens du baron mort à ses pieds parmi ses rivaux et informé ces derniers que ce serait elle qui choisirait le prochain roi, et en aucun cas eux. La jeune reine s’était alors retirée dans ses appartements pour les laisser prendre la mesure de ce qu’allait devenir son règne:: ses gardes les cernaient, elle détenait des otages et l’armée lui était fidèle.

Personne ne l’avait plus appelée la reine fantôme. Les bijoux royaux étaient la seule richesse qu’elle possédait. Ça, et les connaissances acquises en écoutant le père de son fiancé marteler à sa progéniture l’intrigue complexe visant à s’emparer du trône d’Attolie.

Elle avait jaugé les hommes et les femmes de sa cour, à qui elle avait méticuleusement distribué son trésor. Les abeilles dorées –:des boucles d’oreilles couleur miel plus anciennes que la monarchie:–, les broches et les fibules, les boucles d’oreilles en rubis, les colliers en or et les bracelets avaient tous été déposés dans des mains sélectionnées avec soin. Au cours de l’année précédente, elle avait appris tout ce qu’il lui fallait savoir sur les puissants, et, pendant qu’ils se disputaient pour désigner le prochain roi, elle s’était autoproclamée reine.

Elle avait respecté les accords secrets passés avec les officiers de son armée, qu’elle avait promus sans prendre en compte leur hiérarchie féodale, pour créer une armée d’un genre nouveau qui répondrait à elle seule et non à ses séditieux barons. Servie par ces soldats, elle avait anéanti son beau-père et saisi tout ce que possédaient ses multiples opposants pour apaiser les autres barons et enrichir ses alliés.

Le masque de pierre qui emmurait ses sentiments était devenu de plus en plus lourd à porter à mesure qu’elle avait été contrainte d’user de moyens toujours plus extrêmes pour défendre son trône. Entourée de courtisans qui la détestaient ou la craignaient, elle ne faisait plus confiance à personne et se laissait aller à croire qu’elle n’en avait de toute façon pas besoin.

Un jour, peu après s’être emparée du pouvoir, elle avait convoqué une ancienne nourrice pour en faire sa suivante, mais la femme avait refusé de venir au palais. De rage, Attolia était partie à cheval jusqu’au village où cette femme vivait dans l’intention de la faire arrêter pour n’avoir pas voulu de la confiance que la reine avait placée en elle.

La Reine d'Attolie

Megan Whalen Turner

La Reine d’Attolie
Extrait

Ses pensées vagabondèrent jusqu’à l’odeur de l’huile pour cheveux qu’elle utilisait enfant. Elle en avait brisé la dernière amphore et ne l’avait plus jamais humé depuis lors. Ce jour-là, son frère aîné était mort des suites d’une chute de cheval, et toute cette terre ô combien familière avait paru bouger sous ses pieds. Soudain, son monde s’était modifié. Elle dut devenir une autre personne, vivre dans de nouvelles pièces du palais, et la vue à sa fenêtre changea:; puis on avait remplacé la présence rassurante de sa nourrice par les visages froids de suivantes inconnues.

Elle n’était plus une princesse de sang royal à marier convenablement, mais une princesse dont l’époux deviendrait le prochain roi d’Attolie. On reprit aux concubines de son père les bijoux de feu sa mère pour les lui donner. Les peignes dans ses cheveux étaient désormais plus finement décorés, les boucles à ses oreilles plus lourdes et les huiles pour ses cheveux plus coûteusement parfumées.

Le même mois, son père lui choisit un époux:: il la vendit au fils de son baron le plus puissant en échange d’une fin de règne paisible. Assise sous le pâle clair de lune, Attolia repensa à ses années de fiançailles. Ainsi que le requérait la tradition, elle les avait passées auprès de la famille de son futur époux. Entourée d’inconnus, loin de tout allié, elle avait écouté les intrigues de son fiancé et de son père qui visait à détruire son propre père et à s’emparer du pouvoir et des richesses, asséchant totalement son royaume pour nourrir leurs appétits.

Assise dans un coin à enrouler calmement du fil sur un fuseau ou à broder le col des chemises de son fiancé, elle l’avait entendu peiner à suivre les machinations alambiquées du baron et exulter à la moindre opportunité de trahir ou d’assassiner. Ce fut lui qui l’affubla de son surnom:: la « princesse fantôme ». Silencieuse et insipide comme une ombre, disait-il. Et il n’avait pas tort. Saisie dans une adolescence difficile, elle était trop grande et disgracieuse.

Elle avait un visage allongé, et puisqu’elle le façonnait de manière à garder une expression aussi neutre que possible, il lui donnait l’air quelconque et simple d’esprit. En sa présence, les femmes baissaient les yeux avec affectation tout en exhibant, à son intention, les boucles d’oreilles et les bracelets que son fiancé leur avait laissés après ses visites nocturnes. Une princesse fantôme, l’appelait-il, et un jour, ajoutait-il, elle deviendrait une reine fantôme.

Attolia possédait quelques colifichets, mais alors que, muette, elle passait son aiguille dans une broderie, elle avait longuement réfléchi aux bijoux royaux qui lui appartiendraient un jour. Elle avait écouté les plans de son futur beau-père et élaboré ses propres machinations. Une à une, elle avait cueilli des feuilles du coléus dans le jardin. Les arbustes poussaient en haies le long de la promenade qui faisait le tour de la villa. Elle avait noué ces feuilles entre elles et les avait mises dans un sachet qu’elle avait suspendu dans sa penderie. Six semaines avant la date prévue de son retour au château pour les préparatifs du mariage, son père était mort.

Son fiancé était entré dans ses appartements le visage empreint d’une solennité si factice qu’elle en était insultante. Il lui avait annoncé que le roi avait été empoisonné par un mystérieux assassin. La princesse avait senti son propre visage se transformer en masque de pierre. Elle s’était alors enfuie en courant dans sa chambre et avait attendu, en vain, que lui viennent des larmes. Quelque chose en elle avait décidé qu’elles étaient superflues. N’avait-il pas obtenu ce pour quoi il avait vendu sa fille:? N’avait-il pas atteint la fin de son règne sans l’ombre d’une guerre:?

Elle était retournée dans la capitale, où les espions de son fiancé la surveillaient, mais à distance. Elle était la princesse fantôme, morne et silencieuse. Elle avait attendu, en montrant tous les signes de la passivité, que l’on organise l’enterrement de son père et son mariage. Puis, au cours du banquet de noces, sous les yeux des seigneurs et des dames de sa cour, Attolia avait empoisonné son futur époux.
Il avait pris l’habitude porcine de piocher dans son assiette lorsqu’il avait fini la sienne.

Quand sa coupe de vin était vide, il prenait la sienne sans un mot, en veillant d’abord à ce qu’elle y ait bu une gorgée. Elle avait passé le dîner de mariage les lèvres rendues brûlantes par le poison de la feuille de coléus en poudre tandis qu’elle feignait de boire, puis elle l’avait observé s’emparer de sa coupe, aussi nonchalamment qu’il lui avait pris son royaume, et succomber en s’étouffant.

Les seigneurs d’Attolie s’étaient tournés les uns vers les autres à la recherche de l’assassin, et la reine s’était retirée dans sa chambre tandis que les barons se querellaient à propos de qui deviendrait le prochain roi. Tard cette nuit-là, on l’avait convoquée afin qu’elle rencontre l’homme qui, à force de menaces et de promesses, avait obtenu suffisamment d’alliés pour se déclarer roi d’Attolie. Ses mains tremblaient encore au souvenir du mépris qu’affichait la domestique venue la chercher.

Les barons avaient regardé Attolia de haut en bas, se rappelait-elle, de la même façon qu’elle avait vu jauger des esclaves, et un homme avait ri en la voyant traverser la salle pour s’asseoir sur le trône.Ce même individu lui avait ordonné d’être prête à l’épouser au matin. Le visage impassible, elle avait hoché la tête avec raideur, puis le capitaine de sa garde avait levé son arbalète et touché en plein cœur l’aspirant au trône.

Sa réponse avait produit l’effet escompté. Dans le silence stupéfait qui s’était ensuivi, elle avait divisé les biens du baron mort à ses pieds parmi ses rivaux et informé ces derniers que ce serait elle qui choisirait le prochain roi, et en aucun cas eux. La jeune reine s’était alors retirée dans ses appartements pour les laisser prendre la mesure de ce qu’allait devenir son règne:: ses gardes les cernaient, elle détenait des otages et l’armée lui était fidèle.

Personne ne l’avait plus appelée la reine fantôme. Les bijoux royaux étaient la seule richesse qu’elle possédait. Ça, et les connaissances acquises en écoutant le père de son fiancé marteler à sa progéniture l’intrigue complexe visant à s’emparer du trône d’Attolie.

Elle avait jaugé les hommes et les femmes de sa cour, à qui elle avait méticuleusement distribué son trésor. Les abeilles dorées –:des boucles d’oreilles couleur miel plus anciennes que la monarchie:–, les broches et les fibules, les boucles d’oreilles en rubis, les colliers en or et les bracelets avaient tous été déposés dans des mains sélectionnées avec soin. Au cours de l’année précédente, elle avait appris tout ce qu’il lui fallait savoir sur les puissants, et, pendant qu’ils se disputaient pour désigner le prochain roi, elle s’était autoproclamée reine.

Elle avait respecté les accords secrets passés avec les officiers de son armée, qu’elle avait promus sans prendre en compte leur hiérarchie féodale, pour créer une armée d’un genre nouveau qui répondrait à elle seule et non à ses séditieux barons. Servie par ces soldats, elle avait anéanti son beau-père et saisi tout ce que possédaient ses multiples opposants pour apaiser les autres barons et enrichir ses alliés.

Le masque de pierre qui emmurait ses sentiments était devenu de plus en plus lourd à porter à mesure qu’elle avait été contrainte d’user de moyens toujours plus extrêmes pour défendre son trône. Entourée de courtisans qui la détestaient ou la craignaient, elle ne faisait plus confiance à personne et se laissait aller à croire qu’elle n’en avait de toute façon pas besoin.

Un jour, peu après s’être emparée du pouvoir, elle avait convoqué une ancienne nourrice pour en faire sa suivante, mais la femme avait refusé de venir au palais. De rage, Attolia était partie à cheval jusqu’au village où cette femme vivait dans l’intention de la faire arrêter pour n’avoir pas voulu de la confiance que la reine avait placée en elle.

La Reine d'Attolie