Mary Karr

Le Club des menteurs
Extrait

J’avais beau connaître plus en détail le passé de Papa que mon propre présent, celui de Mère restait aussi vierge que le désert de l’ouest du Texas d’où elle était originaire.

Elle était née dans le Dust Bowl, une immense étendue plane parsemée de moulins à vent et de quelques plantations de coton. En guise d’animal de compagnie, elle avait eu un iguane à la place d’un chaton. Elle affirmait n’avoir jamais vu la pluie tomber durant les dix premières années de son existence. Un ciel couleur de craie s’étendait à l’infini.

À Leechfield, elle ne trouva pratiquement rien d’autre à adorer que les fréquents orages qui y éclataient avec violence. La ville était située à une latitude semi-tropicale, à un jet de pierre du golfe du Mexique, dans un bassin marécageux dont le point culminant s’élevait à un mètre au-dessous du niveau de la mer.

Deux rivières s’y frayaient leur cours. Si on y creusait un trou, aussi petit soit-il, il se remplissait comme par enchantement d’une eau saumâtre. Quant aux larges remblais qui longeaient les maisons, en guise de trottoirs (ça, je l’apprendrais plus tard), ils ne suffisaient pas à endiguer le marais. Il était exclu d’avoir une cave dans cette partie de la région.

Tout le monde se précipitait donc sous les chambranles des portes et dans les salles de bains, dès qu’on annonçait une tornade à la radio, de crainte de se faire surprendre:; à l’exception de Mère, plutôt encline à garder les fenêtres grandes ouvertes.

Le crépitement de la pluie sur les larges feuilles du bananier et le massif de gardénias près de la véranda à l’arrière de la maison résonne encore à mes oreilles. Nous aimions le comparer au bruit d’une vache qui pisse sur une roche plate.

Une fois, on vit comme un entonnoir qui, tombant du ciel bas et ventru, se mit à balayer le terrain de football de l’autre côté de la rue. Il arracha l’un des poteaux jaunes en le tordant comme un trombone. À quarante mètres de là, nous regardions la scène par la moustiquaire.

Appuyant ma tête sur la hanche de Mère, contre sa jupe en jean, je me bouchais les oreilles mais le bruit des poteaux déracinés comme des boutons géants que l’on arracherait m’assourdissait quand même. Mère adorait plus que tout ces orages déchaînés.

Je n’ai qu’une photo d’elle enfant en ma possession. Elle est seule, sur une grande terrasse couverte apparemment blanchie à la chaux. Vêtue d’un petit manteau en laine tout raide, elle regarde droit devant elle sous une frange blonde qui lui barre le front.

Ses parents l’appelèrent «:Charlie:», pas Charlotte ni Charlene, mais Charlie, comme un garçon. Un prénom qui, des années durant, allait entraîner d’inextricables quiproquos, lui valant même un ordre de mobilisation lors de la Seconde Guerre mondiale.

Mère avait deux ans à l’époque de la photo et souffrait d’une pneumonie attrapée à cause d’un vent du nord. Pendant quelques heures, le médecin s’était escrimé à faire baisser sa fièvre à coups de compresses d’eau froide et de cuillerées de grog au whisky.

Mais il avait fini par dérouler ses manches en déclarant à mes grands-parents que le cas était désespéré. Selon lui, même si l’enfant vivait jusqu’au soir, elle ne passerait pas la nuit. Ma grand-mère Moore se tordait les mains de désolation, car ses organes féminins en avaient pris un coup à la naissance de ma mère et elle ne pouvait plus avoir d’enfants.

Une idée vint pourtant la consoler à l’heure du dîner. Comme ma mère plus tard, grand-maman tirait d’un surcroît d’activité un certain réconfort. Elle reprit suffisamment confiance en l’avenir pour laver les cheveux de Mère, les sécher et les coiffer.

Puis elle convoqua le photographe de la ville. Mieux valait se dépêcher de prendre une photo souvenir de sa fille si celle-ci était condamnée. Mon grand-père menaça de la quitter si elle sortait la petite malade uniquement pour une photo. Mais grand-maman avait tenu bon.

Ainsi, par un après-midi glacial du mois de janvier, fourra-t-on dans un manteau rouge vif ma mère de deux ans, brûlante de fièvre, avant de la propulser dehors. Mère disait que le ciel entier lui était apparu à travers un rideau de grisaille.

Elle se souvenait que le vent d’ouest lui soufflait de plein fouet dans le visage comme si une immense main livide l’avait giflée. Aucune vallée, aucune montagne ne faisait obstacle aux grandes rafales qui déferlaient des Rocheuses. Le vent la cingla après avoir balayé des milliers de kilomètres d’une steppe de néant plate comme une planche à pain.

Au premier plan, il y a un chat moucheté qui se frotte l’arrière-train aux tibias de Mère et donne à la photo une atmosphère de précipitation. Mère ne sourit pas. À ce qu’elle racontait, elle ne se sentait pas mourir mais saisie d’un vertige qui lui donnait envie de s’allonger alors que tout le monde s’échinait à la faire rester debout.

La fin de l’histoire tient du miracle, et s’est donc gravée dans la mémoire familiale. Le lendemain matin, à l’arrivée du pasteur dans son manteau noir brossé, prêt à apporter son réconfort, Mère assise bien droite dans son lit fabriquait des poupées de chiffon avec des vieux bouts d’édredon et suçait un sucre d’orge au whisky que son père était allé lui acheter en ville à l’aube. Grand-maman aimait à dire que Mère avait été sauvée par le grand air.

Le Club des menteurs

Mary Karr

Le Club des menteurs
Extrait

J’avais beau connaître plus en détail le passé de Papa que mon propre présent, celui de Mère restait aussi vierge que le désert de l’ouest du Texas d’où elle était originaire.

Elle était née dans le Dust Bowl, une immense étendue plane parsemée de moulins à vent et de quelques plantations de coton. En guise d’animal de compagnie, elle avait eu un iguane à la place d’un chaton. Elle affirmait n’avoir jamais vu la pluie tomber durant les dix premières années de son existence. Un ciel couleur de craie s’étendait à l’infini.

À Leechfield, elle ne trouva pratiquement rien d’autre à adorer que les fréquents orages qui y éclataient avec violence. La ville était située à une latitude semi-tropicale, à un jet de pierre du golfe du Mexique, dans un bassin marécageux dont le point culminant s’élevait à un mètre au-dessous du niveau de la mer.

Deux rivières s’y frayaient leur cours. Si on y creusait un trou, aussi petit soit-il, il se remplissait comme par enchantement d’une eau saumâtre. Quant aux larges remblais qui longeaient les maisons, en guise de trottoirs (ça, je l’apprendrais plus tard), ils ne suffisaient pas à endiguer le marais. Il était exclu d’avoir une cave dans cette partie de la région.

Tout le monde se précipitait donc sous les chambranles des portes et dans les salles de bains, dès qu’on annonçait une tornade à la radio, de crainte de se faire surprendre:; à l’exception de Mère, plutôt encline à garder les fenêtres grandes ouvertes.

Le crépitement de la pluie sur les larges feuilles du bananier et le massif de gardénias près de la véranda à l’arrière de la maison résonne encore à mes oreilles. Nous aimions le comparer au bruit d’une vache qui pisse sur une roche plate.

Une fois, on vit comme un entonnoir qui, tombant du ciel bas et ventru, se mit à balayer le terrain de football de l’autre côté de la rue. Il arracha l’un des poteaux jaunes en le tordant comme un trombone. À quarante mètres de là, nous regardions la scène par la moustiquaire.

Appuyant ma tête sur la hanche de Mère, contre sa jupe en jean, je me bouchais les oreilles mais le bruit des poteaux déracinés comme des boutons géants que l’on arracherait m’assourdissait quand même. Mère adorait plus que tout ces orages déchaînés.

Je n’ai qu’une photo d’elle enfant en ma possession. Elle est seule, sur une grande terrasse couverte apparemment blanchie à la chaux. Vêtue d’un petit manteau en laine tout raide, elle regarde droit devant elle sous une frange blonde qui lui barre le front.

Ses parents l’appelèrent «:Charlie:», pas Charlotte ni Charlene, mais Charlie, comme un garçon. Un prénom qui, des années durant, allait entraîner d’inextricables quiproquos, lui valant même un ordre de mobilisation lors de la Seconde Guerre mondiale.

Mère avait deux ans à l’époque de la photo et souffrait d’une pneumonie attrapée à cause d’un vent du nord. Pendant quelques heures, le médecin s’était escrimé à faire baisser sa fièvre à coups de compresses d’eau froide et de cuillerées de grog au whisky.

Mais il avait fini par dérouler ses manches en déclarant à mes grands-parents que le cas était désespéré. Selon lui, même si l’enfant vivait jusqu’au soir, elle ne passerait pas la nuit. Ma grand-mère Moore se tordait les mains de désolation, car ses organes féminins en avaient pris un coup à la naissance de ma mère et elle ne pouvait plus avoir d’enfants.

Une idée vint pourtant la consoler à l’heure du dîner. Comme ma mère plus tard, grand-maman tirait d’un surcroît d’activité un certain réconfort. Elle reprit suffisamment confiance en l’avenir pour laver les cheveux de Mère, les sécher et les coiffer.

Puis elle convoqua le photographe de la ville. Mieux valait se dépêcher de prendre une photo souvenir de sa fille si celle-ci était condamnée. Mon grand-père menaça de la quitter si elle sortait la petite malade uniquement pour une photo. Mais grand-maman avait tenu bon.

Ainsi, par un après-midi glacial du mois de janvier, fourra-t-on dans un manteau rouge vif ma mère de deux ans, brûlante de fièvre, avant de la propulser dehors. Mère disait que le ciel entier lui était apparu à travers un rideau de grisaille.

Elle se souvenait que le vent d’ouest lui soufflait de plein fouet dans le visage comme si une immense main livide l’avait giflée. Aucune vallée, aucune montagne ne faisait obstacle aux grandes rafales qui déferlaient des Rocheuses. Le vent la cingla après avoir balayé des milliers de kilomètres d’une steppe de néant plate comme une planche à pain.

Au premier plan, il y a un chat moucheté qui se frotte l’arrière-train aux tibias de Mère et donne à la photo une atmosphère de précipitation. Mère ne sourit pas. À ce qu’elle racontait, elle ne se sentait pas mourir mais saisie d’un vertige qui lui donnait envie de s’allonger alors que tout le monde s’échinait à la faire rester debout.

La fin de l’histoire tient du miracle, et s’est donc gravée dans la mémoire familiale. Le lendemain matin, à l’arrivée du pasteur dans son manteau noir brossé, prêt à apporter son réconfort, Mère assise bien droite dans son lit fabriquait des poupées de chiffon avec des vieux bouts d’édredon et suçait un sucre d’orge au whisky que son père était allé lui acheter en ville à l’aube. Grand-maman aimait à dire que Mère avait été sauvée par le grand air.

Le Club des menteurs

Mary Karr

Le Club des menteurs
Extrait

J’avais beau connaître plus en détail le passé de Papa que mon propre présent, celui de Mère restait aussi vierge que le désert de l’ouest du Texas d’où elle était originaire.

Elle était née dans le Dust Bowl, une immense étendue plane parsemée de moulins à vent et de quelques plantations de coton. En guise d’animal de compagnie, elle avait eu un iguane à la place d’un chaton. Elle affirmait n’avoir jamais vu la pluie tomber durant les dix premières années de son existence. Un ciel couleur de craie s’étendait à l’infini.

À Leechfield, elle ne trouva pratiquement rien d’autre à adorer que les fréquents orages qui y éclataient avec violence. La ville était située à une latitude semi-tropicale, à un jet de pierre du golfe du Mexique, dans un bassin marécageux dont le point culminant s’élevait à un mètre au-dessous du niveau de la mer.

Deux rivières s’y frayaient leur cours. Si on y creusait un trou, aussi petit soit-il, il se remplissait comme par enchantement d’une eau saumâtre. Quant aux larges remblais qui longeaient les maisons, en guise de trottoirs (ça, je l’apprendrais plus tard), ils ne suffisaient pas à endiguer le marais. Il était exclu d’avoir une cave dans cette partie de la région.

Tout le monde se précipitait donc sous les chambranles des portes et dans les salles de bains, dès qu’on annonçait une tornade à la radio, de crainte de se faire surprendre:; à l’exception de Mère, plutôt encline à garder les fenêtres grandes ouvertes.

Le crépitement de la pluie sur les larges feuilles du bananier et le massif de gardénias près de la véranda à l’arrière de la maison résonne encore à mes oreilles. Nous aimions le comparer au bruit d’une vache qui pisse sur une roche plate.

Une fois, on vit comme un entonnoir qui, tombant du ciel bas et ventru, se mit à balayer le terrain de football de l’autre côté de la rue. Il arracha l’un des poteaux jaunes en le tordant comme un trombone. À quarante mètres de là, nous regardions la scène par la moustiquaire.

Appuyant ma tête sur la hanche de Mère, contre sa jupe en jean, je me bouchais les oreilles mais le bruit des poteaux déracinés comme des boutons géants que l’on arracherait m’assourdissait quand même. Mère adorait plus que tout ces orages déchaînés.

Je n’ai qu’une photo d’elle enfant en ma possession. Elle est seule, sur une grande terrasse couverte apparemment blanchie à la chaux. Vêtue d’un petit manteau en laine tout raide, elle regarde droit devant elle sous une frange blonde qui lui barre le front.

Ses parents l’appelèrent «:Charlie:», pas Charlotte ni Charlene, mais Charlie, comme un garçon. Un prénom qui, des années durant, allait entraîner d’inextricables quiproquos, lui valant même un ordre de mobilisation lors de la Seconde Guerre mondiale.

Mère avait deux ans à l’époque de la photo et souffrait d’une pneumonie attrapée à cause d’un vent du nord. Pendant quelques heures, le médecin s’était escrimé à faire baisser sa fièvre à coups de compresses d’eau froide et de cuillerées de grog au whisky.

Mais il avait fini par dérouler ses manches en déclarant à mes grands-parents que le cas était désespéré. Selon lui, même si l’enfant vivait jusqu’au soir, elle ne passerait pas la nuit. Ma grand-mère Moore se tordait les mains de désolation, car ses organes féminins en avaient pris un coup à la naissance de ma mère et elle ne pouvait plus avoir d’enfants.

Une idée vint pourtant la consoler à l’heure du dîner. Comme ma mère plus tard, grand-maman tirait d’un surcroît d’activité un certain réconfort. Elle reprit suffisamment confiance en l’avenir pour laver les cheveux de Mère, les sécher et les coiffer.

Puis elle convoqua le photographe de la ville. Mieux valait se dépêcher de prendre une photo souvenir de sa fille si celle-ci était condamnée. Mon grand-père menaça de la quitter si elle sortait la petite malade uniquement pour une photo. Mais grand-maman avait tenu bon.

Ainsi, par un après-midi glacial du mois de janvier, fourra-t-on dans un manteau rouge vif ma mère de deux ans, brûlante de fièvre, avant de la propulser dehors. Mère disait que le ciel entier lui était apparu à travers un rideau de grisaille.

Elle se souvenait que le vent d’ouest lui soufflait de plein fouet dans le visage comme si une immense main livide l’avait giflée. Aucune vallée, aucune montagne ne faisait obstacle aux grandes rafales qui déferlaient des Rocheuses. Le vent la cingla après avoir balayé des milliers de kilomètres d’une steppe de néant plate comme une planche à pain.

Au premier plan, il y a un chat moucheté qui se frotte l’arrière-train aux tibias de Mère et donne à la photo une atmosphère de précipitation. Mère ne sourit pas. À ce qu’elle racontait, elle ne se sentait pas mourir mais saisie d’un vertige qui lui donnait envie de s’allonger alors que tout le monde s’échinait à la faire rester debout.

La fin de l’histoire tient du miracle, et s’est donc gravée dans la mémoire familiale. Le lendemain matin, à l’arrivée du pasteur dans son manteau noir brossé, prêt à apporter son réconfort, Mère assise bien droite dans son lit fabriquait des poupées de chiffon avec des vieux bouts d’édredon et suçait un sucre d’orge au whisky que son père était allé lui acheter en ville à l’aube. Grand-maman aimait à dire que Mère avait été sauvée par le grand air.

Le Club des menteurs