Michael McDowell
L’Amulette
Extrait
PROLOGUE
En mars 1965, Fort Rucca –:dans le coin sud-est de l’Alabama:– était une zone populeuse et animée. Les nouvelles recrues de l’armée y faisaient leurs classes et étaient, en outre, formées au pilotage et à la maintenance des hélicoptères. On savait désormais quelle terrible guerre se livrait dans la jungle du Vietnam, et à quel point nos soldats étaient mal préparés à ce feuillage tropical recelant des pistes de ravitaillement invisibles depuis les airs, où pouvaient se déplacer des milliers d’hommes et des convois entiers de machines et d’armes.
Les premiers vétérans étaient revenus et –:les difficultés du terrain ennemi à l’esprit:– formaient frénétiquement toujours plus de conscrits. La rivière Chattahoochee n’était pas loin de Fort Rucca, et comme le bassin du lent et large cours d’eau présentait une végétation de nature et de densité similaires, il constituait un terrain d’entraînement idéal pour ces jeunes recrues bientôt envoyées au combat.
Fort Rucca était situé dans la partie la moins hospitalière de l’État, un paysage plat et monotone, qui semblait toujours aride, toujours menaçant, toujours furieux, avec ses fermiers qui tentaient d’arracher leurs maigres revenus d’une terre dure.
La végétation y était drue, épineuse et pas bonne à grand-chose. Les seules plantes qui y proliféraient étaient des arbres au bois sans valeur, des buissons et des ronces. Les quatre uniques sortes de serpents venimeux aux États-Unis se rencontraient dans un seul et même lieu:: la région de Wiregrass en Alabama. Ce qui ne semblait pas plus étonnant que ça aux populations locales.
Dans un coin du camp d’entraînement, le «:wiregrass:», cette espèce drue qui donnait son nom à la région, avait été tondu à ras pour établir un vaste terrain destiné à la pratique du fusil des conscrits en provenance de tout le pays. Un vendredi matin de grande chaleur, un peu avant midi, sous un ciel éclatant et sans nuage, soixante-quinze hommes, répartis en trois groupes égaux, visaient des cibles découpées en forme de silhouettes, dotées de visages jaunes et de fentes obliques à la place des yeux.
Loin derrière la ligne de soldats à plat ventre en train de faire feu, les cinquante restants attendaient leur tour. Deux hommes, pas différents des autres, étaient adossés à la clôture qui séparait le camp des poussiéreux champs d’arachide d’un sénateur de l’État. Le sénateur en question avait tiré une fortune de ce sol, obtenant des subventions du gouvernement car il n’y cultivait ni coton ni maïs, et déduisant une perte fiscale de son revenu annuel, parce qu’en fin de compte la récolte était systématiquement mauvaise. C’était l’un des rares qui parvenaient à s’enrichir de ces terres.
Les champs d’arachide n’intéressaient absolument pas les deux soldats. L’un d’eux était de taille moyenne, d’une beauté sans finesse et d’une santé extraordinaire. On devinait à son fort accent qu’il était chez lui dans ce recoin du monde. Son compagnon, un peu plus grand, mais plus fragile, avait quelque chose d’une ascendance juive dans les traits du visage.
Le premier, qui s’appelait Dean Howell, dit à l’autre:: «:Hé, Sy, regarde un peu ça.:» Et il leva le fusil qu’il portait et lui flanqua sa crosse devant les yeux. «:Tu vois cette pomme de pin:?:»
Sy hocha la tête. Il avait déjà remarqué le petit estampage au bas de chaque arme.
Dean poursuivit:: «:Ce flingue a été fabriqué de bout en bout à Pine Cone, et c’est exactement là qu’est ma femme, sur la ligne de montage. Elle a posé les mains sur ce truc avant moi. C’est un peu comme s’il avait été béni.:»
Sy hocha la tête. «:C’est loin d’ici Pine Cone:?
— Oh, si tu montais sur mes épaules, tu pourrais le voir. C’est à une cinquantaine de kilomètres, dit-il en pointant vaguement du doigt au-dessus des terres du sénateur. On a des pins, des champs de coton et la manufacture d’armes, et c’est tout.:» Il attendit un instant, le temps que la ligne d’hommes tire de nouveau sur leurs cibles, puis reprit:: «:Mais les pins se font cramer et le coton se fait bouffer, donc il reste que la manufacture. Tous les gens que j’connais travaillent là-bas. Tu sais pourquoi:?:»
Sy secoua la tête, et demanda:: «:Pourquoi:?:»
La voix de Dean Howell prit un ton âpre. «:Je vais te dire pourquoi.:»
Les fusils retentirent une fois de plus.
«:Pourquoi:?:» Sy répéta sa question.
Dean Howell se faisait délibérément mystérieux. Son étrange sourire devint acerbe. «:Parce que, dit-il avec une amertume inattendue, quand tu décroches un boulot là-bas, tu décroches un sursis pour “services indispensables à la sécurité et à la protection de la nation.” Tous les gens que j’connais travaillent là-bas, dit-il à nouveau, avec une insistance rageuse.
— Et tu voulais y bosser aussi:? demanda Sy, qui commençait à comprendre le dégoût apparent de Dean à l’égard de la manufacture de Pine Cone.
— C’est ça, c’est exactement ça, et je devrais être là-bas en ce moment même. Je devrais avoir un bon boulot, sous un toit, à fabriquer ces satanés trucs ou les charrier, et pas être ici, dehors, sous un soleil de plomb à tirer avec. Je devrais être là-bas, parce que je connais le mec qui fait le recrutement, je le connais vraiment bien, on chassait la caille ensemble tous les ans.
— Pourquoi il ne t’a pas embauché alors:?
— Eh ben, il a dit qu’ils avaient pas de poste pour moi, et qu’il fallait attendre qu’une place se libère. Bon sang, j’aurais pris n’importe quoi, je te le dis, pour pas avoir à foutre les pieds en Asie. J’aime mon pays, mais merde, je veux mes deux jambes à la fin de mon service. Bref, il attendait toujours qu’une place se libère quand j’ai été mobilisé, donc me voilà.
— Mais ta femme a un travail là-bas, tu as dit.
— Ouais, Larry pensait qu’il pourrait tout arranger en mettant Sarah sur la ligne. C’est comme ça qu’ils appellent la ligne de montage là-bas – tu dis “la ligne” et tout le monde sait de quoi tu parles. Mais que Sarah soit sur la ligne, ça a rien arrangé du tout. Ça faisait pas un an qu’on était mariés quand j’ai été appelé. Même les gens du conseil de révision ont dit que j’avais pas de chance d’être enrôlé comme ça, mais ils pouvaient rien y faire non plus.
— Faut croire que t’as tiré la mauvaise carte.
— Écoute-moi bien:: toi comme moi on a tiré la mauvaise carte.:»
Ils secouèrent la tête, car ni l’un ni l’autre ne se réjouissait d’être là, avec pour seul horizon la jungle et ses combats. Beaucoup de rumeurs circulaient dans le camp, au sujet des tortures que les Vietnamiens avaient inventées dans le seul but de prolonger l’agonie des soldats américains, des choses si atroces que les prisonniers imploraient d’être immédiatement exécutés.
Dean sortit un mouchoir de sa poche arrière et épongea la sueur de son front et de ses mains, puis le tendit à Sy qui fit de même. Le sergent du peloton les appela pour qu’ils rejoignent leur position.
Ils traversèrent la foule d’hommes qui en remplaçaient d’autres, et s’allongèrent lourdement côte à côte. Une fois encore, Dean désigna la crosse de son fusil à Sy, sourit et lui fit un clin d’œil:; de toute évidence, il considérait l’insigne en forme de pomme de pin comme une sorte de porte-bonheur.
De l’autre côté du champ de tir, les cibles utilisées avaient été remplacées par des nouvelles, et le sergent rejoignit sa place au bout de la rangée d’hommes en attente, face contre terre. «:Préparez armes:! cria-t-il. En joue:! Feu:!:»
Sy fut brièvement assourdi par la déflagration, mais le bruit persista plus longtemps qu’à l’accoutumée. Puis il se rendit compte que ce n’était plus un coup de feu qu’il entendait, mais un hurlement. Il se tourna instinctivement vers son ami.
Dean tentait de se relever, les mains plaquées sur le visage. Du sang giclait entre ses doigts et ruisselait sur son treillis kaki déjà taché de sueur. La douleur le fit chanceler et, hurlant toujours, il retomba dans l’herbe brune et raide. Les morceaux du fusil explosé gisaient autour de son corps tordu de souffrance.
Sy s’approcha et écarta les mains de Dean, pour essayer de le calmer et déterminer l’étendue de la blessure. Mais lorsqu’il vit la chair déformée et sanguinolente qui n’avait plus grand-chose d’un visage, l’un des globes oculaires pendouillant au bout de son nerf distendu, il recula vivement en titubant, pris d’une nausée incontrôlable, et Dean redoubla de cris inarticulés jusqu’à s’étouffer dans son propre sang.
Il se releva pourtant de nouveau et chancela aveuglément parmi un groupe d’hommes qui avaient contemplé la scène dans une immobilité stupéfaite. Ils s’éparpillèrent brusquement lorsqu’il s’effondra parmi eux.
L’Amulette