Mariam Petrosyan
La Maison dans laquelle
La Maison se dresse aux confins de la ville, en bordure d’un quartier appelé les «:Peignes:» où d’interminables immeubles sont alignés en rangs crénelés, telles des dents plus ou moins régulières. Séparées à la base par des cours de béton servant d’aires de jeux, les tours sont percées d’innombrables yeux.
Là où elles n’ont pas encore poussé, s’étendent des ruines masquées par des palissades. Les enfants, d’ailleurs, s’intéressent bien plus aux décombres qui s’y cachent, refuge des rats et des chiens errants, qu’aux espaces aménagés pour eux.
C’est sur ce territoire neutre, à la frontière entre deux mondes, les immeubles et les terrains vagues, que fut bâtie la Maison. On l’appelle aussi «:la grise:». Son ancienneté la rapproche des ruines, derniers vestiges des édifices de son temps. Elle est isolée – les tours gardent leurs distances – et, plus large que haute, elle ne ressemble pas du tout à une dent.
Ses trois étages donnent sur une autoroute. Son toit est hérissé d’antennes et de fils, sa chaux s’effrite, ses lézardes pleurent. Elle est aussi dotée d’une cour, un long rectangle cerné de grillage. Autrefois, sa peinture était blanche. Désormais c’est le gris qui domine, sauf pour le mur à l’arrière, qui a jauni. Côté cour, s’entassent garages, appentis, bacs à ordures et niches à chiens. La façade, quant à elle, est triste et nue. Comme on pourrait s’y attendre.
Personne ne l’admettra, mais les habitants des tours ne voient pas la Maison grise d’un bon œil. Ils préféreraient ne pas l’avoir dans leur voisinage. En vérité, ils préféreraient qu’elle n’existe pas du tout.
Ils arrivèrent devant la Maison par une chaude journée d’août. Écrasée par le soleil, la rue était déserte. Une femme et un petit garçon. Ni les arbres malingres qui bordaient la chaussée ni les immeubles ne les protégeaient de leurs ombres. La chaleur montait du sol en une multitude de langues incandescentes ondulant sur le bleu vif du ciel.
L’asphalte se déformait légèrement sous leurs pieds, si bien que les talons de la femme s’y imprimaient en laissant derrière eux une ligne de pointillés, comme les traces d’un étrange animal.
Ils avançaient lentement:; le petit garçon parce qu’il était fatigué, la femme parce qu’elle était encombrée d’une valise. Ils étaient blonds et vêtus de blanc, et étaient également un peu plus grands que ce à quoi on aurait pu s’attendre:: lui, plus que les enfants de son âge, elle, plus que la majorité des femmes.
Elle était belle et semblait habituée à attirer les regards – même si à cet instant précis, il n’y avait personne pour la remarquer. Elle s’en réjouissait, d’ailleurs, car la grâce naturelle de ses mouvements était entravée par son bagage, son ensemble blanc était froissé par leur long voyage en bus et enfin, son maquillage coulait légèrement à cause de la chaleur. Malgré tout, elle avançait la tête haute, prenant garde à ne pas se voûter, ni à laisser transparaître le moindre signe de fatigue.
Le garçonnet, lui, ressemblait plus à un adulte modèle réduit qu’à un enfant. Ses cheveux blonds tirant sur le roux, perché sur de longues jambes maigres, il ouvrait sur le monde les mêmes yeux verts que sa mère et se tenait tout aussi droit. Le gilet blanc jeté sur ses épaules détonnait par cet après-midi accablant.
Il avançait de mauvaise grâce, traînait les pieds le regard baissé, de telle sorte qu’il ne voyait devant lui que les traces laissées par les talons de sa mère dans l’asphalte gris et boursouflé. Il songeait que, grâce à ces étranges perforations de la chaussée, il parviendrait toujours à la suivre, même si elle sortait de son champ de vision.
La femme s’arrêta.
Devant eux s’élevait la Maison. Entourée de terrains vagues, elle formait une monstrueuse brèche grise dans les rangées impeccablement blanches des Peignes.
«:Ça doit être ici.:»
La femme posa la valise et, relevant ses lunettes de soleil, observa attentivement la plaque apposée au-dessus de la porte.
«:Tu vois, ça n’a pas été si long. Ça ne valait vraiment pas la peine de prendre un taxi.:»
Le garçon hocha la tête avec indifférence. Il s’abstint de répliquer que le trajet leur avait quand même pris un paquet de temps.
«:Tu as vu, maman, se contenta-t-il de lui faire remarquer. Elle a l’air toute fraîche:! On dirait que soleil ne lui fait rien. C’est bizarre, non:?
— Qu’est-ce que tu racontes, mon chéri:? répondit sa mère. Le soleil réchauffe tout ce qui tombe sous ses rayons, sans distinction. C’est juste que cette maison est plus foncée que les autres, c’est pour cela qu’elle paraît plus froide. Je vais entrer. Toi, tu m’attends ici. D’accord:?:»
Elle hissa la valise jusqu’à la quatrième marche du perron et la cala contre la rambarde. Elle sonna, puis patienta tandis que le garçon s’asseyait au pied de l’escalier et détournait les yeux. Quand la serrure cliqueta, il releva la tête vers sa mère, dont il vit disparaître l’ensemble blanc derrière la porte qui se referma avec fracas. Il était seul, désormais.
Il se leva et alla coller sa joue contre le mur.
C’est froid, le soleil n’arrive pas à l’atteindre, constata-t-il avant de s’éloigner en courant, pour regarder la Maison d’un peu plus loin.
Il loucha sur la porte d’un air coupable, les épaules rentrées, et se mit à longer le mur jusqu’à l’angle. Après un nouveau coup d’œil en arrière et une légère hésitation, il disparut derrière un coin de la Maison.
Encore un mur nu. Le petit garçon courut jusqu’à son extrémité et s’immobilisa. Là, il découvrit une cour entourée de grillage.
Une cour vide et désolée, aussi brûlante que tout ce qui était accablé par la chaleur ce jour-là. Vue d’ici, la Maison semblait différente, plus colorée, plus gaie. Comme si elle voulait lui montrer un tout autre visage – un visage souriant, qu’elle ne dévoilait pas à n’importe qui.
Le petit garçon s’approcha du grillage pour la contempler sous ce nouveau jour, et peut-être même comprendre ce qui était dessiné sur les murs. Il remarqua alors une construction cabossée, faite de boîtes en carton et recouverte de branches. Sur le toit de cet abri de fortune, on avait planté un drapeau qui pendouillait, faute de vent.
Les murs cartonnés couverts de clochettes et d’armes improvisées étouffaient des murmures et des chuchotements:: la cabane était donc habitée:! Devant sa porte, quelques briques formaient un cercle autour d’un tas de cendres.
Collé à la grille, il ne se rendait pas compte que le métal rouillé laissait des traces sur son t-shirt et son gilet blancs.
Ils ont le droit de faire du feu…
Qui étaient-ils:? Mystère. Mais ils ne devaient pas être bien vieux, en tout cas. Le garçonnet resta les yeux rivés sur l’abri de fortune, jusqu’à ce que, par la fenêtre grossièrement découpée, l’un de ses occupants s’aperçoive de sa présence.
«:T’es qui, toi:? demanda une voix d’enfant enrouée, tandis que de l’entrée surgissait une tête coiffée d’un foulard bariolé. Tu ferais mieux de partir, c’est interdit aux étrangers, ici:!
— Pourquoi:?:», demanda le petit avec curiosité.
Tanguant et brinquebalant, la petite cabane recracha deux de ses habitants. Un troisième mit le nez à la fenêtre. Cela faisait en tout trois gamins hâlés, aux visages peints, qui le contemplaient à travers le grillage.
«:Il est pas de là-bas, dit l’un d’eux en désignant les grands immeubles d’un signe de la tête. Il est même pas du coin. Y a qu’à voir sa tronche…
— Nous sommes venus en bus, expliqua le petit garçon. Et après, on a fini à pied.
— Eh ben, t’as plus qu’à repartir à pied:», lui conseilla-t-on depuis l’autre côté du grillage.
Il recula de quelques pas, sans pour autant se sentir vexé. Ces garçons-là étaient bizarres, rien de plus. Quelque chose clochait chez eux, et il avait envie de savoir quoi.
De leur côté, ils l’observaient en faisant des commentaires, sans se soucier le moins du monde qu’il puisse les entendre.
«:… du pôle Nord, sans doute, dit un petit à la face toute ronde. T’as vu:? Il a un chandail, ce taré:!
— C’est toi, le taré, dit un autre. Il a pas de bras, c’est pour ça qu’il porte un chandail. On l’a amené ici exprès, il vient chez nous, t’as pas encore compris:?:»
Ils échangèrent un regard et partirent d’un rire aigu, très vite imités par le troisième, et la maisonnette en carton fut bientôt tout entière secouée de hoquets.
Le garçon en blanc recula.
Les autres riaient toujours.
«:Il vient chez nous:! Il vient chez nous:!:»
Il leur tourna le dos et s’enfuit, gêné par son gilet qui lui glissait des épaules.
Alors qu’il repassait l’angle de la Maison en toute hâte, il se heurta à un homme.
«:Eh là, doucement:! s’exclama celui-ci en l’attrapant par les épaules. Qu’est-ce qui se passe:?:»
Le petit secoua la tête.
«:Rien, excusez-moi. On m’attend là-bas. S’il vous plaît, laissez-moi passer.:»
L’homme ne le lâcha pas.
«:On va y aller ensemble, dit-il. Ta mère est dans mon bureau. J’étais déjà en train de chercher quelle excuse j’allais pouvoir trouver pour lui expliquer que je revenais sans toi.:»
L’homme venait de la maison fraîche. Il avait des cheveux gris, un nez aquilin et des yeux bleus qu’il clignait souvent – manie typique des gens habitués à porter des lunettes.
Ils gravirent les marches, et l’homme empoigna sa valise, avant de s’écarter devant la porte entrouverte pour le laisser passer.
«:Ceux de la cabane… ils vivent ici:? demanda le petit garçon.
— Oui, répondit l’homme aux yeux bleus d’une voix enjouée. Vous avez fait connaissance:?:»
Le gamin ne répondit rien. Il franchit le seuil, suivi par l’homme, et la porte se referma sur eux.
La Maison dans laquelle