Ken Kesey
Jusqu’à ce que les vagues nous libèrent
Extrait
I
J’AI ENCORE RÊVÉ D’ELLE,
ABRUTIE, MAIS SI BELLE
Au commencement, Ike Sallas était endormi, dans une immense caravane Galaxxy en aluminium, pas si loin que cela, à un jet de pierre à peine du futur. C’était le meilleur des moments, c’était le pire des moments… et ça n’était que le début. Il rêvait de son ex-femme, Jeannie, resplendissante à l’époque où il était pilote d’avions d’épandage, là-bas à Fresno, époque bénie où tout était simple, avant la naissance du bébé et du mouvement Dantag.
Avant que cette décennie ne soit baptisée les Dix Affreuses.
Dans son rêve, Ike revenait juste d’une mission de routine au-dessus des champs d’artichauts, pour trouver Jeannie attablée au soleil matinal de leur coin petit déjeuner, complètement nue. Par la fenêtre, on aperçoit les megrays en action dans les champs, éclairs métalliques des houes qui montent vers le ciel puis retombent. La brume causée par les vols de basse altitude est encore suspendue dans l’air matinal et soyeux.
Jeannie est encore dans sa phase blond platine sexy, le visage encore capable d’exprimer une dose de satisfaction. Ce coin petit déj, c’était, avait-elle toujours dit, son préféré de la maison, après le plumard, bien évidemment. Jeannie, Jeannie…
Elle est occupée à lire à haute voix la Bible de sa grand-mère. Le livre saint est relié pleine peau de biche, blanche et lisse. Jeannie arbore des lunettes de vue à verres teintés, de longs cheveux lissés et un de ces chapeaux que portait Sally Field dans La Sœur Volante. Qui, a-t-elle toujours soutenu, se trouve être son feuilleton de jeunesse préféré, après, bien sûr, Jeannie de mes rêves.
Coiffe de bonne sœur, verres teintés, et cette fabuleuse chevelure platine qui cascade sur ses épaules, telle une guimpe de lin blanc, plus blanc encore que le livre qu’elle tient en main. Et rien de plus.
Ike voit ses lèvres bouger, mais n’entend rien des mots qu’elle prononce, couverts qu’ils sont par le bourdonnement des avions d’épandage dans le ciel, et, venant de plus loin encore, par un faible cri étouffé, semi-humain.
À ses yeux, ce tableau apparaît tristement burlesque:: le sacro-saint coin petit déj:; le motif religieux:; sa façon de tenir le livre blotti tout contre elle, si proche de sa peau qu’on eût dit qu’elle suivait les lignes de son téton. Il y avait dans toute cette scène quelque chose de grotesque et d’insultant, comme un pouce moqueur qu’on vous enfoncerait dans les côtes.
Pour s’empêcher de rire, il se met à hurler quelque chose à sa femme, du genre:: «:Bon, t’arrêtes ce numéro porno à la con, maintenant:! Tu poses ce bouquin et t’enlèves ce chapeau de mes deux, c’est trop ridicule:!:»
Mais apparemment, elle non plus ne l’entend pas sous sa cloche ensoleillée. Elle ne bouge pas la tête. Elle s’humecte l’index, tourne une page, et ses lèvres recommencent à remuer. Et ce bon Dieu de pouce, Ike le sent dans ses côtes. À tout hasard, il hurle à nouveau, mais les insultes rebondissent sur la cloche comme de minuscules grêlons. Il se retourne alors vers les rayonnages où un vide marque l’emplacement de cette Bible qu’elle venait de prendre.
Et il y choisit pour projectile sa vieille édition à lui de Moby Dick. En un seul mouvement très épuré, il le retire de l’étagère inférieure, se retourne et le propulse dans l’air. Un choc sourd, et le tableau aux couleurs vives vire tout à coup au gris sombre sous-marin. Le coin de paradis à Fresno se métamorphose en une aurore glaciale dans une vieille caravane en Alaska, de longues années plus tard. Et quelque part à travers cette grisaille il lui semble entendre à nouveau ce cri étouffé, lointain et vaguement féminin. Puis le silence.
«:Ridicule, répète tout haut Ike. Boucle-la.:»
Il roule sur lui-même pour jeter un coup d’œil à son réveille-matin, posé sur la table à côté de son lit de camp. Encore plusieurs heures avant son rendez-vous aux quais avec Greer. Boucle-la. Il vient à peine de refermer les yeux pour repenser à son rêve quand il sent quelque chose qui commence à cogner dans la cloison, tout proche et bien réel:! Il sent ses poumons s’emplir d’air glacé et sort furtivement sa main du sac de couchage par la fermeture latérale velcro, pour chercher à tâtons Teddy. Teddy, c’est le pistolet High Standard calibre .22 qu’il conserve toujours sous sa couchette.
«:Greer:?:» Un panache de vapeur dans l’air immobile. «:C’est toi, mon pote:? Marley:? Marley, clebs de mes deux, c’est toi:?:»
Le bruit cesse. Il empoigne l’arme toute chaude, puis, très doucement, se redresse pour regarder par la fenêtre au-dessus de son lit. Mais elle est bien trop crasseuse pour voir quoi que ce soit. Il trouve de la main la poignée d’aluminium et entrouvre imperceptiblement. Le cognement reprend, tout près.
Du genou, il ouvre entièrement le sac de couchage et enfile ses mukluks d’un seul coup, la main crispée sur la poignée du pistolet. «:Greer:? Marley:?:» Aucune réponse. Il aperçoit le tas sombre sur la peau de mouton étalée devant le poêle à propane. Ah, il est là, ce vieux Marley, encore aussi indifférent au monde que le spectre dont il porte le nom. Greer, lui, est sans doute en goguette quelque part:; «:balocher:», qu’il appelle ça. Ce qui est, par les temps qui courent, un passe-temps devenu rare. Lorsque les vaccins distribués par l’ONU dans le monde entier avaient éradiqué le SIDA à sa source (les bites sales), ils avaient apparemment éradiqué du même coup une bonne partie des envies qui conduisaient
à la propagation de la maladie. Les ardeurs mâles s’étaient considérablement calmées, pour ne jamais vraiment se raviver. Mais Greer, lui, était différent. Soit il était, allez savoir comment, passé à travers les campagnes de vaccination de toute la décennie, planqué dans sa jungle jamaïquaine, soit ses besoins libidineux étaient si forts, si proches du bouc en rut, qu’il avait en quelque sorte surmonté les effets secondaires du vaccin.
À pas de loup, Ike contourne le chien endormi, cherche à tâtons le long de la cloison métallique glacée du mobil-home et finit par trouver sa lampe-torche. Il la décroche du chargeur mural et la glisse dans la ceinture élastique de son caleçon long. Il prend une grande inspiration et tourne brusquement la poignée, ouvrant la porte d’un coup de pied. Le calibre .22 prêt à l’emploi dans sa main droite, il sort à la volée la torche de sa ceinture, du même mouvement souple que les pistoleros d’antan qui brandissaient une arme dans chaque main. Le spectacle qui s’offre alors à lui le fige en plein élan, la torche à demi levée et le cran de sûreté du pistolet encore engagé.
Jusqu'à ce que les vagues nous libèrent
