Lucy Maud Mongtgomery

Extrait de
La Vallée arc-en-ciel

1. DE RETOUR À LA MAISON

 

C’était une claire soirée de mai vert pomme et, entre les rivages délicatement assombris de la baie de Four Winds, se reflétait l’or des nuages de l’ouest.

La mer gémissait d’une voix lugubre sur le banc de sable, mélancolique même au printemps, alors qu’un vent furtif et jovial sifflotait le long de la route rouge qui bordait la rive, accompagnant la silhouette assurée et replète de Mademoiselle Cornelia qui se rendait au village de Glen St. Mary.

Si elle était officiellement devenue Madame Elliott, et ce depuis treize ans, la plupart des gens continuaient toutefois à l’appeler Mademoiselle Cornelia plutôt que Madame Elliott.

Son ancien nom était cher à ses vieux amis, et seule l’une d’entre eux l’avait renié avec dédain. Susan Baker, la vieille, maussade et loyale domestique de la famille Blythe à Ingleside, ne ratait jamais une occasion de l’appeler «:Madame Elliott:» avec la plus marquée et la plus exaspérante des intonations, comme pour dire:: «:Vous vouliez être Madame, eh bien, en ce qui me concerne, Madame vous serez.:»

Mademoiselle Cornelia se rendait à Ingleside pour voir le docteur et Madame Blythe, qui venaient de rentrer d’Europe. Partis en février pour assister à un congrès médical renommé à Londres, ils avaient été absents trois mois:; et certaines choses, dont Mademoiselle Cornelia était pressée de discuter, avaient eu lieu à Glen en leur absence.

Entre autres, une nouvelle famille s’était installée au presbytère. Et quelle famille:! Mademoiselle Cornelia secoua plusieurs fois la tête en y pensant et hâta le pas.

Susan Baker et la Anne Shirley des jours anciens la virent arriver, assises sous la grande véranda d’Ingleside, se délectant du charme des dernières lueurs du jour, de la douceur du sifflotement de passereaux somnolents dans les érables crépusculaires, et du ballet d’un bouquet de jonquilles que le vent faisait ondoyer contre le vieux et paisible muret de briques rouges de la pelouse.

Anne était assise sur les marches, les mains croisées sur un genou, ayant l’air, dans le tendre demi-jour, aussi jeune que puisse paraître une mère de nombreux enfants:; et les splendides yeux gris-vert qui contemplaient la route du port resplendissaient toujours de rêves et de leur insatiable étincelle.

Derrière elle, dans le hamac, était pelotonnée Rilla Blythe, petite créature rondouillette de six ans, benjamine des enfants d’Ingleside. Elle avait les cheveux roux et ondulés, et des yeux noisette qui étaient, à cet instant, plissés dans la drôle de mimique fripée qu’elle arborait toujours lorsqu’elle s’endormait.

Shirley, «:le petit garçon brun:», ainsi qu’on le désignait dans le Who’s Who familial, était endormi dans les bras de Susan. Il avait les cheveux bruns, les yeux bruns et la peau brune, avec des joues très roses, et c’était le favori de Susan.

Après sa naissance, Anne avait été malade durant une longue période et la domestique avait materné le bébé avec une tendresse passionnée à laquelle aucun des autres enfants, pourtant si chers à son cœur, n’avait eu droit. Le docteur Blythe avait déclaré que sans elle, il n’aurait jamais survécu.

«:Je lui ai donné la vie tout autant que vous, chère madame, avait coutume de répéter Susan. C’est autant mon bébé que le vôtre.:»

Et, en effet, c’était toujours auprès de Susan que courait Shirley pour se faire embrasser après une égratignure, bercer avant de dormir, ou protéger d’une fessée bien méritée.

Susan avait consciencieusement fessé tous les autres enfants Blythe quand elle considérait que c’était nécessaire pour le salut de leur âme, mais elle refusait de lever la main sur Shirley et empêchait Anne de le faire. Le docteur Blythe avait un jour osé, et Susan s’en était furieusement indignée.

«:Cet homme donnerait la fessée à un ange, chère madame, je vous l’assure:», avait-elle déclaré avec amertume:; et elle n’avait plus cuisiné de tartes au pauvre docteur durant des semaines.

Pendant l’absence de ses parents, elle avait emmené Shirley chez son propre frère, alors que les autres enfants étaient partis à Avonlea, et elle l’avait eu pour elle seule pendant trois mois bénis. Susan fut toutefois ravie de rentrer à Ingleside, et d’être à nouveau entourée de tous ses chers et tendres. Ingleside était son monde et elle y régnait sans conteste.

Même Anne remettait rarement en question ses décisions, au grand écœurement de Madame Rachel Lynde qui avertissait Anne d’un air sombre, à chacune de ses visites à Four Winds, que si elle persistait à laisser Susan se conduire comme la maîtresse de la maison, elle finirait par le regretter.

«:Voilà Cornelia Bryant qui remonte la route de la rive, chère madame, annonça Susan. Elle vient pour nous déballer trois mois de cancans.

— J’espère bien, répondit Anne, les bras autour de ses genoux. J’ai soif des potins de Glen St. Mary. J’espère que Mademoiselle Cornelia pourra me raconter tout ce qui s’est passé en notre absence – tout:: qui est né, qui s’est marié, qui s’est soûlé, qui est mort, parti, arrivé, qui s’est battu, qui a perdu une vache ou s’est trouvé un prétendant.

C’est si délicieux d’être de retour à la maison, auprès des chers habitants de Glen, et je veux tout savoir d’eux. Imaginez un peu, je me rappelle m’être demandé, alors que je visitais l’Abbaye de Westminster, lequel de ses deux prétendants Millicent Drew allait finir par épouser. C’est affreux, Susan, je me soupçonne d’adorer les ragots

— Ma foi, évidemment, chère madame, admit Susan, toute femme qui se respecte aime connaître les nouvelles. Je suis moi-même assez intéressée par le cas de Millicent Drew. Je n’ai jamais eu de prétendant, encore moins deux, et ça m’est désormais égal, car on ne souffre plus d’être vieille fille une fois qu’on y est habituée. J’ai toujours l’impression que les cheveux de Millicent ont été peignés avec un balai. Mais ça ne semble pas déranger les hommes.

— Susan, ils ne voient que son joli petit visage piquant et moqueur.

— C’est peut-être bien ça. La Sainte Bible dit que la grâce est trompeuse et la beauté, vaine, mais ça ne m’aurait pas embêtée de le découvrir par moi-même, s’il en avait été décidé ainsi. Je ne doute pas qu’on sera tous magnifiques une fois devenus des anges, mais quel bien cela nous fera-t-il à ce moment-là:? En parlant de potins, on raconte que la pauvre Madame Miller a tenté de se pendre la semaine dernière.

— Oh, Susan:!

— Tranquillisez-vous, chère madame. Elle n’a pas réussi. Mais je ne lui reproche pas d’avoir essayé, car son mari est un homme terrible. Toutefois, c’était très bête de sa part de songer à se pendre et de laisser la voie libre à son mari pour en épouser une autre. Si j’avais été à sa place, j’aurais œuvré à lui causer assez de soucis pour que ce soit lui qui tente de se pendre. Pas que j’approuve les gens qui le font, quelles que soient les circonstances.

— D’ailleurs, quel est le problème de Harrison Miller:? s’impatienta Anne. Il pousse toujours les gens dans leurs retranchements.

— Eh bien, certains appellent ça “être dévot”, d’autres “être casse-pieds”, pardonnez-moi d’employer un tel langage. Personne n’arrive à savoir lequel des deux correspond au cas de Monsieur Harrison. Il y a des jours où il grogne sur tout le monde parce qu’il pense qu’il est voué au châtiment éternel. Et d’autres où il dit que ça lui est bien égal et part se soûler.

Mon avis à moi, c’est qu’il n’est pas sain d’esprit, parce que personne ne l’était de ce côté-ci des Miller. Son grand-père a perdu la tête. Il était persuadé d’être encerclé par de grosses araignées noires. Elles lui grimpaient dessus et flottaient dans les airs autour de lui. J’espère que je ne deviendrai jamais folle, chère madame, mais je ne pense pas que ça m’arrivera, car ce n’est pas dans les habitudes des Baker. Mais si, dans Son infinie sagesse, la Providence en décidait ainsi, j’espère que ça ne prendra pas la forme de grosses araignées noires, car je hais ces bêtes.

Quant à Madame Miller, je ne sais pas si elle mérite réellement notre pitié. Certains racontent qu’elle a épousé Harrison simplement pour contrarier Richard Taylor, ce qui me semble être une bien étrange raison de se marier. Mais après tout, qui suis-je pour juger les affaires matrimoniales:? Et puisque Cornelia Bryant est au portail, je vais déposer ce béni bébé brun au lit et reprendre mon tricot.:»

 

Lucy Maud Montgomery

Extrait de
La Vallée arc-en-ciel

1. DE RETOUR À LA MAISON

 

C’était une claire soirée de mai vert pomme et, entre les rivages délicatement assombris de la baie de Four Winds, se reflétait l’or des nuages de l’ouest.

La mer gémissait d’une voix lugubre sur le banc de sable, mélancolique même au printemps, alors qu’un vent furtif et jovial sifflotait le long de la route rouge qui bordait la rive, accompagnant la silhouette assurée et replète de Mademoiselle Cornelia qui se rendait au village de Glen St. Mary.

Si elle était officiellement devenue Madame Elliott, et ce depuis treize ans, la plupart des gens continuaient toutefois à l’appeler Mademoiselle Cornelia plutôt que Madame Elliott.

Son ancien nom était cher à ses vieux amis, et seule l’une d’entre eux l’avait renié avec dédain. Susan Baker, la vieille, maussade et loyale domestique de la famille Blythe à Ingleside, ne ratait jamais une occasion de l’appeler «:Madame Elliott:» avec la plus marquée et la plus exaspérante des intonations, comme pour dire:: «:Vous vouliez être Madame, eh bien, en ce qui me concerne, Madame vous serez.:»

Mademoiselle Cornelia se rendait à Ingleside pour voir le docteur et Madame Blythe, qui venaient de rentrer d’Europe. Partis en février pour assister à un congrès médical renommé à Londres, ils avaient été absents trois mois:; et certaines choses, dont Mademoiselle Cornelia était pressée de discuter, avaient eu lieu à Glen en leur absence.

Entre autres, une nouvelle famille s’était installée au presbytère. Et quelle famille:! Mademoiselle Cornelia secoua plusieurs fois la tête en y pensant et hâta le pas.

Susan Baker et la Anne Shirley des jours anciens la virent arriver, assises sous la grande véranda d’Ingleside, se délectant du charme des dernières lueurs du jour, de la douceur du sifflotement de passereaux somnolents dans les érables crépusculaires, et du ballet d’un bouquet de jonquilles que le vent faisait ondoyer contre le vieux et paisible muret de briques rouges de la pelouse.

Anne était assise sur les marches, les mains croisées sur un genou, ayant l’air, dans le tendre demi-jour, aussi jeune que puisse paraître une mère de nombreux enfants:; et les splendides yeux gris-vert qui contemplaient la route du port resplendissaient toujours de rêves et de leur insatiable étincelle.

Derrière elle, dans le hamac, était pelotonnée Rilla Blythe, petite créature rondouillette de six ans, benjamine des enfants d’Ingleside. Elle avait les cheveux roux et ondulés, et des yeux noisette qui étaient, à cet instant, plissés dans la drôle de mimique fripée qu’elle arborait toujours lorsqu’elle s’endormait.

Shirley, «:le petit garçon brun:», ainsi qu’on le désignait dans le Who’s Who familial, était endormi dans les bras de Susan. Il avait les cheveux bruns, les yeux bruns et la peau brune, avec des joues très roses, et c’était le favori de Susan.

Après sa naissance, Anne avait été malade durant une longue période et la domestique avait materné le bébé avec une tendresse passionnée à laquelle aucun des autres enfants, pourtant si chers à son cœur, n’avait eu droit. Le docteur Blythe avait déclaré que sans elle, il n’aurait jamais survécu.

«:Je lui ai donné la vie tout autant que vous, chère madame, avait coutume de répéter Susan. C’est autant mon bébé que le vôtre.:»

Et, en effet, c’était toujours auprès de Susan que courait Shirley pour se faire embrasser après une égratignure, bercer avant de dormir, ou protéger d’une fessée bien méritée.

Susan avait consciencieusement fessé tous les autres enfants Blythe quand elle considérait que c’était nécessaire pour le salut de leur âme, mais elle refusait de lever la main sur Shirley et empêchait Anne de le faire. Le docteur Blythe avait un jour osé, et Susan s’en était furieusement indignée.

«:Cet homme donnerait la fessée à un ange, chère madame, je vous l’assure:», avait-elle déclaré avec amertume:; et elle n’avait plus cuisiné de tartes au pauvre docteur durant des semaines.

Pendant l’absence de ses parents, elle avait emmené Shirley chez son propre frère, alors que les autres enfants étaient partis à Avonlea, et elle l’avait eu pour elle seule pendant trois mois bénis. Susan fut toutefois ravie de rentrer à Ingleside, et d’être à nouveau entourée de tous ses chers et tendres. Ingleside était son monde et elle y régnait sans conteste.

Même Anne remettait rarement en question ses décisions, au grand écœurement de Madame Rachel Lynde qui avertissait Anne d’un air sombre, à chacune de ses visites à Four Winds, que si elle persistait à laisser Susan se conduire comme la maîtresse de la maison, elle finirait par le regretter.

«:Voilà Cornelia Bryant qui remonte la route de la rive, chère madame, annonça Susan. Elle vient pour nous déballer trois mois de cancans.

— J’espère bien, répondit Anne, les bras autour de ses genoux. J’ai soif des potins de Glen St. Mary. J’espère que Mademoiselle Cornelia pourra me raconter tout ce qui s’est passé en notre absence – tout:: qui est né, qui s’est marié, qui s’est soûlé, qui est mort, parti, arrivé, qui s’est battu, qui a perdu une vache ou s’est trouvé un prétendant.

C’est si délicieux d’être de retour à la maison, auprès des chers habitants de Glen, et je veux tout savoir d’eux. Imaginez un peu, je me rappelle m’être demandé, alors que je visitais l’Abbaye de Westminster, lequel de ses deux prétendants Millicent Drew allait finir par épouser. C’est affreux, Susan, je me soupçonne d’adorer les ragots

— Ma foi, évidemment, chère madame, admit Susan, toute femme qui se respecte aime connaître les nouvelles. Je suis moi-même assez intéressée par le cas de Millicent Drew. Je n’ai jamais eu de prétendant, encore moins deux, et ça m’est désormais égal, car on ne souffre plus d’être vieille fille une fois qu’on y est habituée. J’ai toujours l’impression que les cheveux de Millicent ont été peignés avec un balai. Mais ça ne semble pas déranger les hommes.

— Susan, ils ne voient que son joli petit visage piquant et moqueur.

— C’est peut-être bien ça. La Sainte Bible dit que la grâce est trompeuse et la beauté, vaine, mais ça ne m’aurait pas embêtée de le découvrir par moi-même, s’il en avait été décidé ainsi. Je ne doute pas qu’on sera tous magnifiques une fois devenus des anges, mais quel bien cela nous fera-t-il à ce moment-là:? En parlant de potins, on raconte que la pauvre Madame Miller a tenté de se pendre la semaine dernière.

— Oh, Susan:!

— Tranquillisez-vous, chère madame. Elle n’a pas réussi. Mais je ne lui reproche pas d’avoir essayé, car son mari est un homme terrible. Toutefois, c’était très bête de sa part de songer à se pendre et de laisser la voie libre à son mari pour en épouser une autre. Si j’avais été à sa place, j’aurais œuvré à lui causer assez de soucis pour que ce soit lui qui tente de se pendre. Pas que j’approuve les gens qui le font, quelles que soient les circonstances.

— D’ailleurs, quel est le problème de Harrison Miller:? s’impatienta Anne. Il pousse toujours les gens dans leurs retranchements.

— Eh bien, certains appellent ça “être dévot”, d’autres “être casse-pieds”, pardonnez-moi d’employer un tel langage. Personne n’arrive à savoir lequel des deux correspond au cas de Monsieur Harrison. Il y a des jours où il grogne sur tout le monde parce qu’il pense qu’il est voué au châtiment éternel. Et d’autres où il dit que ça lui est bien égal et part se soûler.

Mon avis à moi, c’est qu’il n’est pas sain d’esprit, parce que personne ne l’était de ce côté-ci des Miller. Son grand-père a perdu la tête. Il était persuadé d’être encerclé par de grosses araignées noires. Elles lui grimpaient dessus et flottaient dans les airs autour de lui. J’espère que je ne deviendrai jamais folle, chère madame, mais je ne pense pas que ça m’arrivera, car ce n’est pas dans les habitudes des Baker. Mais si, dans Son infinie sagesse, la Providence en décidait ainsi, j’espère que ça ne prendra pas la forme de grosses araignées noires, car je hais ces bêtes.

Quant à Madame Miller, je ne sais pas si elle mérite réellement notre pitié. Certains racontent qu’elle a épousé Harrison simplement pour contrarier Richard Taylor, ce qui me semble être une bien étrange raison de se marier. Mais après tout, qui suis-je pour juger les affaires matrimoniales:? Et puisque Cornelia Bryant est au portail, je vais déposer ce béni bébé brun au lit et reprendre mon tricot.:»

 

Lucy Maud Montgomery

Extrait de
La Vallée arc-en-ciel

1.  DE RETOUR À LA MAISON

 

C’était une claire soirée de mai vert pomme et, entre les rivages délicatement assombris de la baie de Four Winds, se reflétait l’or des nuages de l’ouest.

La mer gémissait d’une voix lugubre sur le banc de sable, mélancolique même au printemps, alors qu’un vent furtif et jovial sifflotait le long de la route rouge qui bordait la rive, accompagnant la silhouette assurée et replète de Mademoiselle Cornelia qui se rendait au village de Glen St. Mary.

Si elle était officiellement devenue Madame Elliott, et ce depuis treize ans, la plupart des gens continuaient toutefois à l’appeler Mademoiselle Cornelia plutôt que Madame Elliott.

Son ancien nom était cher à ses vieux amis, et seule l’une d’entre eux l’avait renié avec dédain. Susan Baker, la vieille, maussade et loyale domestique de la famille Blythe à Ingleside, ne ratait jamais une occasion de l’appeler «:Madame Elliott:» avec la plus marquée et la plus exaspérante des intonations, comme pour dire:: «:Vous vouliez être Madame, eh bien, en ce qui me concerne, Madame vous serez.:»

Mademoiselle Cornelia se rendait à Ingleside pour voir le docteur et Madame Blythe, qui venaient de rentrer d’Europe. Partis en février pour assister à un congrès médical renommé à Londres, ils avaient été absents trois mois:; et certaines choses, dont Mademoiselle Cornelia était pressée de discuter, avaient eu lieu à Glen en leur absence.

Entre autres, une nouvelle famille s’était installée au presbytère. Et quelle famille:! Mademoiselle Cornelia secoua plusieurs fois la tête en y pensant et hâta le pas.

Susan Baker et la Anne Shirley des jours anciens la virent arriver, assises sous la grande véranda d’Ingleside, se délectant du charme des dernières lueurs du jour, de la douceur du sifflotement de passereaux somnolents dans les érables crépusculaires, et du ballet d’un bouquet de jonquilles que le vent faisait ondoyer contre le vieux et paisible muret de briques rouges de la pelouse.

Anne était assise sur les marches, les mains croisées sur un genou, ayant l’air, dans le tendre demi-jour, aussi jeune que puisse paraître une mère de nombreux enfants:; et les splendides yeux gris-vert qui contemplaient la route du port resplendissaient toujours de rêves et de leur insatiable étincelle.

Derrière elle, dans le hamac, était pelotonnée Rilla Blythe, petite créature rondouillette de six ans, benjamine des enfants d’Ingleside. Elle avait les cheveux roux et ondulés, et des yeux noisette qui étaient, à cet instant, plissés dans la drôle de mimique fripée qu’elle arborait toujours lorsqu’elle s’endormait.

Shirley, «:le petit garçon brun:», ainsi qu’on le désignait dans le Who’s Who familial, était endormi dans les bras de Susan. Il avait les cheveux bruns, les yeux bruns et la peau brune, avec des joues très roses, et c’était le favori de Susan.

Après sa naissance, Anne avait été malade durant une longue période et la domestique avait materné le bébé avec une tendresse passionnée à laquelle aucun des autres enfants, pourtant si chers à son cœur, n’avait eu droit. Le docteur Blythe avait déclaré que sans elle, il n’aurait jamais survécu.

«:Je lui ai donné la vie tout autant que vous, chère madame, avait coutume de répéter Susan. C’est autant mon bébé que le vôtre.:»

Et, en effet, c’était toujours auprès de Susan que courait Shirley pour se faire embrasser après une égratignure, bercer avant de dormir, ou protéger d’une fessée bien méritée.

Susan avait consciencieusement fessé tous les autres enfants Blythe quand elle considérait que c’était nécessaire pour le salut de leur âme, mais elle refusait de lever la main sur Shirley et empêchait Anne de le faire. Le docteur Blythe avait un jour osé, et Susan s’en était furieusement indignée.

«:Cet homme donnerait la fessée à un ange, chère madame, je vous l’assure:», avait-elle déclaré avec amertume:; et elle n’avait plus cuisiné de tartes au pauvre docteur durant des semaines.

Pendant l’absence de ses parents, elle avait emmené Shirley chez son propre frère, alors que les autres enfants étaient partis à Avonlea, et elle l’avait eu pour elle seule pendant trois mois bénis. Susan fut toutefois ravie de rentrer à Ingleside, et d’être à nouveau entourée de tous ses chers et tendres. Ingleside était son monde et elle y régnait sans conteste.

Même Anne remettait rarement en question ses décisions, au grand écœurement de Madame Rachel Lynde qui avertissait Anne d’un air sombre, à chacune de ses visites à Four Winds, que si elle persistait à laisser Susan se conduire comme la maîtresse de la maison, elle finirait par le regretter.

«:Voilà Cornelia Bryant qui remonte la route de la rive, chère madame, annonça Susan. Elle vient pour nous déballer trois mois de cancans.

— J’espère bien, répondit Anne, les bras autour de ses genoux. J’ai soif des potins de Glen St. Mary. J’espère que Mademoiselle Cornelia pourra me raconter tout ce qui s’est passé en notre absence – tout:: qui est né, qui s’est marié, qui s’est soûlé, qui est mort, parti, arrivé, qui s’est battu, qui a perdu une vache ou s’est trouvé un prétendant.

C’est si délicieux d’être de retour à la maison, auprès des chers habitants de Glen, et je veux tout savoir d’eux. Imaginez un peu, je me rappelle m’être demandé, alors que je visitais l’Abbaye de Westminster, lequel de ses deux prétendants Millicent Drew allait finir par épouser. C’est affreux, Susan, je me soupçonne d’adorer les ragots

— Ma foi, évidemment, chère madame, admit Susan, toute femme qui se respecte aime connaître les nouvelles. Je suis moi-même assez intéressée par le cas de Millicent Drew. Je n’ai jamais eu de prétendant, encore moins deux, et ça m’est désormais égal, car on ne souffre plus d’être vieille fille une fois qu’on y est habituée. J’ai toujours l’impression que les cheveux de Millicent ont été peignés avec un balai. Mais ça ne semble pas déranger les hommes.

— Susan, ils ne voient que son joli petit visage piquant et moqueur.

— C’est peut-être bien ça. La Sainte Bible dit que la grâce est trompeuse et la beauté, vaine, mais ça ne m’aurait pas embêtée de le découvrir par moi-même, s’il en avait été décidé ainsi. Je ne doute pas qu’on sera tous magnifiques une fois devenus des anges, mais quel bien cela nous fera-t-il à ce moment-là:? En parlant de potins, on raconte que la pauvre Madame Miller a tenté de se pendre la semaine dernière.

— Oh, Susan:!

— Tranquillisez-vous, chère madame. Elle n’a pas réussi. Mais je ne lui reproche pas d’avoir essayé, car son mari est un homme terrible. Toutefois, c’était très bête de sa part de songer à se pendre et de laisser la voie libre à son mari pour en épouser une autre. Si j’avais été à sa place, j’aurais œuvré à lui causer assez de soucis pour que ce soit lui qui tente de se pendre. Pas que j’approuve les gens qui le font, quelles que soient les circonstances.

— D’ailleurs, quel est le problème de Harrison Miller:? s’impatienta Anne. Il pousse toujours les gens dans leurs retranchements.

— Eh bien, certains appellent ça “être dévot”, d’autres “être casse-pieds”, pardonnez-moi d’employer un tel langage. Personne n’arrive à savoir lequel des deux correspond au cas de Monsieur Harrison. Il y a des jours où il grogne sur tout le monde parce qu’il pense qu’il est voué au châtiment éternel. Et d’autres où il dit que ça lui est bien égal et part se soûler.

Mon avis à moi, c’est qu’il n’est pas sain d’esprit, parce que personne ne l’était de ce côté-ci des Miller. Son grand-père a perdu la tête. Il était persuadé d’être encerclé par de grosses araignées noires. Elles lui grimpaient dessus et flottaient dans les airs autour de lui. J’espère que je ne deviendrai jamais folle, chère madame, mais je ne pense pas que ça m’arrivera, car ce n’est pas dans les habitudes des Baker. Mais si, dans Son infinie sagesse, la Providence en décidait ainsi, j’espère que ça ne prendra pas la forme de grosses araignées noires, car je hais ces bêtes.

Quant à Madame Miller, je ne sais pas si elle mérite réellement notre pitié. Certains racontent qu’elle a épousé Harrison simplement pour contrarier Richard Taylor, ce qui me semble être une bien étrange raison de se marier. Mais après tout, qui suis-je pour juger les affaires matrimoniales:? Et puisque Cornelia Bryant est au portail, je vais déposer ce béni bébé brun au lit et reprendre mon tricot.:»