Michael McDowell

Prologue de Blackwater

À l’aube du dimanche de Pâques 1919, le ciel au-dessus de Perdido avait beau être dégagé et rose pâle, il ne se reflétait pas dans les eaux bourbeuses qui noyaient la ville depuis une semaine.

Immense et rouge orange, le soleil rasait la forêt de pins accolée à ce qui avait été Baptist Bottom, le quartier où les Noirs affranchis s’étaient installés en 1895, et où leurs enfants et petits-enfants vivaient encore. Désormais, s’étendait à perte de vue un magma fangeux de planches, de branches d’arbres et de carcasses d’animaux.

Du centre-ville, ne surnageaient que la tour carrée de la mairie et le premier étage de l’hôtel Osceola. Seule la mémoire aurait pu attester de l’existence des rivières Perdido et Blackwater qui, à peine une semaine plus tôt, parcouraient encore la bourgade. Les douze cents habitants s’étaient tous réfugiés sur les hauteurs.

À présent, la ville se décomposait sous une vaste étendue d’eau noire et puante qui commençait seulement à refluer. Les frontons, pignons et cheminées qui n’avaient pas été arrachés et emportés par le courant saillaient de la surface sombre et luisante tels des signaux de détresse de pierre, de brique et de bois ; si bien que les branchages et les déchets non identifiés – bouts de vêtements, débris de meubles – qui frôlaient leurs appels à l’aide muets, s’y accrochaient dans leur dérive, comme autant d’anneaux de crasse autour de doigts tendus.

L’eau noire lapait paresseusement les façades en brique de l’hôtel de ville et de l’Osceola. À part ça, les flots étaient silencieux et immobiles.

Qui n’a pas vécu une inondation de cette ampleur s’imaginera que les poissons nagent librement à travers les fenêtres brisées des maisons, mais ce n’est pas le cas. Les vitres ne cèdent pas. Quelle que soit la solidité d’une bâtisse, l’eau s’infiltre toujours par le plancher ; invariablement, un cellier sans fenêtre comme un porche ouvert aux quatre vents seront inondés. Les poissons s’en tiennent à leurs cours, inconscients des mètres de liberté supplémentaire déployés au-dessus d’eux. Les eaux d’une crue sont sales et pleines de choses sales ; les poissons-chats et les brèmes, désorientés par l’obscurité nouvelle, s’échinent à nager en cercle autour des rochers, des algues et des jambages de ponts qui leur sont familiers.

Si quelqu’un s’était tenu dans la petite pièce située sous l’horloge dans la tour de l’hôtel de ville, à regarder par la meurtrière est, il aurait vu approcher sur la surface huileuse de ces eaux nauséabondes, comme émergeant des décombres de la nuit, un canot solitaire avec deux hommes à son bord.

Mais il n’y avait personne dans cette pièce, et la poussière sur le sol de marbre, les nids d’oiseaux dans la charpente ou le murmure d’agonie des derniers rouages à n’avoir pas encore rendu l’âme demeurèrent inaltérés. Qui aurait pu remonter le mécanisme de l’horloge alors que la ville avait été entièrement évacuée pendant la crue ?

Aussi le canot solitaire poursuivit-il sans témoin sa navigation solennelle. Il arrivait lentement du nord-ouest et des riches demeures des propriétaires des scieries, elles aussi reposant sous les eaux de la Perdido. L’embarcation à rame, peinte en vert – fait étrange, tous les canots du coin arboraient la même couleur –, était manœuvrée par un Noir dans la trentaine, tandis qu’assis à la proue se trouvait un Blanc, de quelques années son cadet.

Les deux hommes gardaient le silence, médusés par le tableau irréel qu’offrait la ville – où ils étaient nés et avaient grandi – noyée sous plus de cinq mètres d’eau fétide. Depuis la première Pâques à Jérusalem, nul soleil ne s’était levé sur un spectacle aussi désolant, ni n’avait suscité autant de désespoir dans le cœur des témoins de cette aube naissante.

« Bray, dit le Blanc, rompant le silence. Dirige-toi vers l’hôtel de ville.

— Monsieur Oscar ! On sait pas ce qu’y a là-dedans. »

L’eau était montée jusque sous les fenêtres du premier étage.

« Je veux voir justement. On y va. »

À contrecœur, Bray orienta le canot d’une poussée ferme et vaguement impétueuse. Ils abordèrent le bâtiment en heurtant la balustrade du balcon.

« Vous allez quand même pas entrer ? », objecta Bray lorsque Oscar Caskey saisit l’imposant garde-corps.

Ce dernier fit non de la tête. La crue avait couvert la rambarde d’un dépôt gluant. Il voulut s’essuyer la main sur son pantalon, mais ne réussit qu’à y répandre un peu de pestilence.

« Approche-toi de cette fenêtre. »

Bray guida l’embarcation jusqu’à la première ouverture à droite du balcon.

Le soleil n’avait pas encore atteint cette partie du bâtiment, aussi le bureau – qui devait être celui de l’officier d’état civil – demeurait-il dans la pénombre. Le plancher n’était plus qu’une mare obscure. Le mobilier était renversé, et tables et chaises se trouvaient dispersées çà et là. Des meubles, éventrés sous la pression, débordait une bouillie administrative détrempée. Partout s’étalaient des liasses de documents officiels en décomposition. Une demande rejetée d’inscription sur les listes électorales pour les scrutins de 1872 était venue se coller sur le bord de la fenêtre ; Oscar réussit même à déchiffrer le nom renseigné.

« Vous voyez quoi, Monsieur Oscar ?

— Pas grand-chose, des dégâts. Des soucis quand l’eau va baisser.

— C’est toute la ville qui va avoir des soucis quand l’eau va baisser. On devrait pas rester là, Monsieur Oscar. On pourrait tomber sur n’importe quoi.

— Et sur quoi est-ce qu’on pourrait tomber ? », rétorqua Oscar en se tournant vers lui.

Bray Sugarwhite était employé par les Caskey depuis qu’il avait huit ans. Il avait été embauché comme compagnon de jeu pour Oscar, alors âgé de quatre ans, avant de servir de garçon de courses, puis de jardinier en chef. Sa femme, Ivey Sapp, officiait comme cuisinière pour la famille.

Bray continua à ramer le long de Palafox Street. Oscar scrutait la rue de gauche à droite, essayant de se remémorer si le salon du barbier était muni d’un fronton triangulaire surmonté d’une boule en bois sculpté, ou si cet ornement appartenait à la boutique de robes de Berta Hamilton.

Cinquante mètres plus loin, on apercevait l’hôtel Osceola, dont l’enseigne emportée deux jours plus tôt devait, à cette heure, avoir éventré le flanc d’un bateau de pêche à la crevette, à dix kilomètres au large du golfe du Mexique.

« On va plus regarder nulle part, pas vrai, Monsieur Oscar ? », demanda Bray avec appréhension tandis qu’ils approchaient de l’hôtel.

À la proue, Oscar examinait les environs.

« Je crois que j’ai vu quelque chose bouger derrière l’une de ces fenêtres ! s’écria-t-il.

— C’est le soleil, dit précipitamment Bray. C’est juste le soleil qui tape contre les carreaux.

— Non, ce n’était pas un reflet. Bray, rame vers le coin là-bas. Fais ce que je te dis.

— Je vais pas le faire.

— Si, Bray, tu vas le faire, dit Oscar sans même se retourner. Alors ne discute pas. Rame jusque là-bas.

— Je vais pas regarder là-dedans… », souffla Bray à voix basse. Puis, plus fort, alors qu’il changeait de cap et ramait en direction de l’Osceola : « C’est juste des rats. Quand l’eau a commencé à monter à Baptist Bottom, je les ai vus sortir de leurs trous et se percher sur les palissades pour s’enfuir. Ces bestioles savent se mettre au sec. Et puis, tout le monde est parti de Perdido mercredi dernier. Y a rien d’autre qu’eux dans cet hôtel. C’est malin, un rat. »

Le canot cogna la façade est du bâtiment ; les vitres réfléchissaient les rayons rouges et aveuglants du soleil. Oscar regarda par la fenêtre la plus proche.

La totalité du mobilier de la petite chambre – le lit, la commode, l’armoire, l’évier et le portemanteau – était entassée au centre de la pièce, comme si les meubles avaient été pris dans un maelström qui se serait ensuite évacué par le plancher. Tout était couvert de boue. Encrassé et raide, un tapis gisait replié sur lui-même contre la porte. Dans la pénombre, Oscar ne parvenait pas à distinguer sur le papier peint la trace laissée par l’eau à son niveau le plus haut.

Le tapis remua. Oscar s’écarta vivement lorsque deux gros rats émergèrent de l’un de ses replis avant de filer vers la montagne de meubles au milieu de la chambre.

« Des rats ?! s’exclama Bray. Vous voyez ? Je vous l’avais dit, Monsieur Oscar, y a rien que des rats là-dedans. On ferait mieux de partir. »

Sans répondre, Oscar se leva et, saisissant un bout du store déchiqueté qui pendait du balcon voisin, tira l’embarcation vers le coin de l’hôtel.

« Bray, c’est celle-là, c’est la fenêtre où j’ai vu quelque chose bouger. C’est passé juste derrière. Et crois-moi, ce n’était pas un rat, pour la simple raison qu’il n’en existe pas d’aussi gros.

— Les rats ont trouvé plein à manger dans l’inondation », répliqua Bray. Ce qui laissa Oscar perplexe.

Se penchant en avant, il agrippa l’appui en béton et scruta la pièce au-delà des vitres maculées.

La chambre d’angle semblait avoir été épargnée. Impeccablement fait, le lit était bien aligné contre le mur et le tapis soigneusement disposé devant. La coiffeuse, la commode et le meuble de toilette étaient également à leur place.

Rien n’était tombé ou ne s’était cassé. À l’endroit où le soleil illuminait un large pan de sol, Oscar nota que le tapis paraissait humide ; il fut forcé de conclure que la crue s’était bel et bien infiltrée par le plancher.

Que le mobilier de cette chambre soit resté intact alors que celui de la chambre d’à côté avait été brisé, entassé et, ultime outrage, souillé de boue noire, constituait un parfait mystère pour Oscar.

« Bray, c’est à n’y rien comprendre.

— Y a rien du tout à comprendre. Et puis, je sais même pas de quoi vous parlez.

— Tout est en ordre, là-dedans. Il n’y a que le plancher qui semble un peu mouillé », dit Oscar en se retournant vers Bray, lequel secoua la tête et réitéra son désir de s’éloigner au plus vite de cet endroit à moitié submergé. Il craignait qu’Oscar se mette en tête de faire le tour du bâtiment pour inspecter chaque fenêtre.

Oscar tourna le dos à son compagnon afin de s’écarter du mur en prenant appui sur le rebord. Il jeta un dernier coup d’œil dans la chambre et bascula soudain en arrière avec un cri étranglé.

Dans cette pièce, clairement inoccupée une poignée de secondes plus tôt, se trouvait à présent une femme. Elle était tranquillement assise au bord du lit, dos à la fenêtre.

Sans attendre qu’Oscar donne d’explications à sa frayeur, et n’en cherchant aucune, Bray se jeta sur la rame et commença à s’éloigner de l’hôtel.

« Arrête ! Retournes-y tout de suite ! s’écria Oscar quand il se fut remis de ses émotions.

— Pas question, Monsieur Oscar.

— C’est un ordre ! »

La mort dans l’âme, Bray dirigea à nouveau le canot vers l’Osceola. Oscar s’apprêtait à agripper le mur quand la fenêtre s’ouvrit.

Bray se figea, la rame plongée dans l’eau. Le bateau heurta la façade, le choc manquant de les renverser.

« J’ai tant attendu… », annonça la jeune femme qui se tenait dans l’encadrement.

Elle était grande, mince, pâle, altière et belle. Ses épais cheveux roux ramassés en un chignon vaporeux étaient d’un intense rouge argileux. Elle portait une jupe sombre et un chemisier blanc. Une broche rectangulaire d’or et de jais était fixée au col de sa blouse.

« Mais qui êtes-vous ?! demanda Oscar avec stupéfaction.

— Elinor Dammert.

— Mais enfin, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Dans cet hôtel ?

— Oui.

— J’ai été surprise par la montée des eaux. Je n’ai pas réussi à m’échapper.

— Tout le monde est parti, objecta Bray. Soit ils ont filé, soit on est v’nu les chercher. Mercredi dernier.

— On m’a oubliée, répondit Elinor. Je dormais. On a oublié que j’étais là. Je n’ai pas entendu les appels.

— La cloche a sonné pendant deux heures, dit Bray d’un ton suspicieux.

— Est-ce que vous allez bien ? demanda Oscar. Depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Comme le dit votre ami, depuis mercredi. Au moins quatre jours. J’ai passé tout ce temps à dormir. Il n’y a pas grand-chose à faire dans ce genre de situation. Est-ce que vous auriez quelque chose dans votre canot à me donner ?

— À manger ? demanda Oscar.

— On a rien, répondit sèchement Bray.

— Nous n’avons rien du tout, renchérit Oscar. Je suis désolé, nous aurions dû être plus prévoyants.

— Pourquoi donc ? dit Elinor. Vous ignoriez que quelqu’un pouvait encore se trouver là, n’est-ce pas ?

— Ça, c’est sûr ! lança Bray d’une voix qui suggérait que leur découverte n’avait rien d’heureux.

— Chut ! intima Oscar, aussi confus que déconcerté par la grossièreté de Bray. Est-ce que vous allez bien ? répéta-t-il. Qu’avez-vous fait quand l’eau est montée ?

— Rien du tout, répondit Elinor. Je suis restée assise sur le lit en attendant que quelqu’un vienne me chercher.

— La première fois que j’ai regardé par la fenêtre, vous n’étiez pas là. La chambre était vide.

— J’étais là. Seulement vous ne m’avez pas vue. Peut-être à cause du reflet. J’étais assise juste là. Je ne vous ai pas entendus arriver. »

Il y eut un silence. Bray scrutait Elinor d’un air de profonde méfiance. Menton baissé, Oscar se demandait quoi faire.

« Est-ce qu’il y aurait une place pour moi dans ce canot ? fit Elinor au bout d’un moment.

— Bien sûr ! s’exclama Oscar. Nous allons vous emmener. Vous devez être affamée.

— Rapprochez le canot, dit Elinor à Bray. Là, juste en dessous, que je puisse descendre. »

Bray s’exécuta. Une main sur le mur, Oscar se leva et tendit l’autre à Elinor. Elle souleva sa jupe et enjamba gracieusement l’appui. Visiblement à l’aise, et sans laisser paraître le moindre signe de la détresse qu’elle avait dû ressentir pendant ces quatre jours de complète solitude dans une ville presque entièrement sous les eaux, Elinor Dammert se glissa à bord, entre Oscar Caskey et Bray Sugarwhite.

« Mademoiselle Elinor, je m’appelle Oscar Caskey et lui, c’est Bray. Il travaille pour ma famille.

— Comment allez-vous, Bray ? s’enquit Elinor en lui souriant.

— Ça va bien, m’dame, répondit Bray avec un ton et une moue qui évoquaient le contraire.

— Nous allons vous emmener en lieu sûr, dit Oscar.

— Est-ce qu’il y aurait de la place pour mes bagages ? demanda Elinor tandis que Bray écartait d’un coup de rame le canot de la façade en brique.

— Je crains que non, dit Oscar. Il y en a déjà à peine pour nous trois. Mais vous savez, dès que Bray nous aura débarqués, il reviendra chercher vos affaires.

— Hors de question que j’entre là-dedans ! protesta ce dernier.

— Bray, tu fais ce que je te dis. Tu imagines ce que Mademoiselle Elinor a subi pendant quatre jours ? Alors que toi, Maman, Sister et moi on était confortablement au sec ? Qu’on profitait de trois repas par jour tout en nous plaignant de n’avoir emporté que deux jeux de cartes au lieu de quatre ? Tu as pensé à ce que Mademoiselle Elinor a dû ressentir, seule dans cet hôtel alors que tout était inondé ?

— Bray, coupa Elinor Dammert, je n’ai que deux petites valises. Elles sont posées sur le sol, pile sous la fenêtre. Vous n’aurez qu’à tendre la main pour les attraper. »

 

Enfermé dans son mutisme, Bray ramait en sens inverse du trajet qu’Oscar et lui avaient emprunté à l’aller. Il fixait le dos de la jeune femme qui jamais, ô grand jamais, n’aurait dû se trouver là où on l’avait trouvée.

Assis à l’avant, Oscar cherchait désespérément quelque chose à dire, mais rien ne lui venait – du moins, rien qui puisse justifier qu’il tourne la tête par-dessus son épaule pour adresser une parole maladroite à Mademoiselle Elinor.

Par chance, ainsi qu’il s’en fit intérieurement la remarque, alors qu’ils passaient devant l’hôtel de ville, la carcasse d’un gros raton laveur remonta soudain à la surface, ce qui donna l’occasion à Oscar d’expliquer que les porcs, dans leur tentative de nager pour échapper à la crue, s’étaient ouvert la gorge avec leurs pattes avant. On ignorait si tous s’étaient noyés ou avaient saigné à mort. Mademoiselle Elinor sourit et acquiesça sans dire un mot.

Oscar n’ajouta rien de plus, ne se tournant à nouveau que lorsque l’embarcation passa devant sa maison. « C’est là que je vis », dit-il en pointant l’étage de l’imposante demeure, elle aussi inondée, de la famille Caskey. Mademoiselle Elinor hocha poliment la tête et déclara que c’était une très belle et très grande maison, et qu’elle souhaitait pouvoir la visiter à l’occasion, lorsqu’elle ne serait plus inondée. Oscar accueillit chaleureusement ce souhait – pas Bray.

Quelques minutes plus tard, Bray accosta entre deux racines émergées d’un grand chêne de Virginie qui marquait la limite nord-ouest de la ville. Un pied en équilibre sur la souche, Oscar sortit du canot et aida Mademoiselle Elinor à débarquer au sec.

« Merci, dit cette dernière en se tournant vers Bray. Je vous suis très reconnaissante d’aller récupérer mes affaires. Ces deux bagages, c’est tout ce que je possède, Bray. Sans eux, je n’ai plus rien. Ils sont posés tout près de la fenêtre, vous n’aurez qu’à tendre le bras. »

Puis, elle et Oscar se mirent en chemin pour l’église Zion Grace, vers les hauteurs, à un kilomètre et demi, où les grandes familles de Perdido avaient trouvé refuge.

 

Un quart d’heure plus tard, Bray abordait à nouveau la façade de l’Osceola. Le temps d’effectuer l’aller-retour, l’eau avait déjà baissé de plusieurs centimètres. Il resta assis un long moment à fixer l’ouverture béante dans l’espoir de rassembler assez de courage pour y passer un bras et récupérer les bagages.

« Je meurs de faim ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que cette femme a bien pu manger ? » S’enhardissant de sa propre voix, et bien que sa remarque ait touché à une partie déplaisante du mystère qui, il en avait l’intuition, auréolait Elinor Dammert, il fit pivoter le canot de manière à s’adosser au mur en brique. Se retenant à l’appui, il passa rapidement son autre bras à l’intérieur. Ses doigts se refermèrent sur la poignée d’une valise qu’il sortit d’un geste brusque et lança dans l’embarcation. Il prit une profonde inspiration et recommença l’opération.

Sa main ne rencontra rien.

Il la retira à la hâte. Les yeux plissés, il fixa un instant le soleil, tendit l’oreille sans percevoir autre chose que le crissement du canot contre les briques rouges, et allongea à nouveau le bras, sondant l’espace sous la fenêtre. Aucune autre valise.

Il n’avait d’autre choix à présent que de regarder dans la chambre : glisser sa tête par la fenêtre et scruter la pièce, à la recherche du second bagage de Mademoiselle Elinor.

Avec la désagréable conscience d’être, à cet instant précis, le seul être humain de tout Perdido, Bray se rassit dans le canot pour réfléchir à la situation.

Il se pouvait qu’en lançant un coup d’œil là-dedans, il aperçoive la valise à sa portée. C’était le plus probable et il serait alors capable de la récupérer comme il l’avait fait pour l’autre. Mais il se pouvait, aussi, qu’elle soit hors de portée ; il lui faudrait alors se hisser dans la chambre. Et ça, pas question – mais peu importait, après tout il pourrait toujours dire à Monsieur Oscar qu’il n’avait pas pu sortir du canot, n’ayant pas trouvé d’endroit où l’amarrer.

Bray se remit debout et assura son équilibre en se maintenant à la façade. Il regarda par la fenêtre, mais ne vit l’autre bagage nulle part. Il n’était tout simplement pas là.

Sans réfléchir, la curiosité l’emportant sur la peur, il se pencha à l’intérieur et vérifia le long du mur.

« Seigneur ! Monsieur Oscar, murmura-t-il, répétant le laïus qui lui vaudrait le pardon pour avoir échoué à ramener les deux bagages. J’ai regardé partout, et il était pas là. J’aurais bien cherché dedans mais y avait rien pour s’amarrer, je… »

C’était faux, il aperçut une attache de métal autour de laquelle le cordon du store avait été fixé. Bray maudit ses yeux. Impossible de mentir à Monsieur Oscar, qu’importe ce qu’il ressentait.

Maudissant de nouveau ses yeux et son incapacité à ne rien dire d’autre que l’absolue vérité, il enroula la cordelette d’amarrage autour de l’attache. Lorsque le canot fut solidement arrimé, il passa avec précaution sa jambe par-dessus le rebord et, d’un bond souple, atterrit dans la chambre.

Le tapis était trempé. L’eau s’étalait en flaques nauséabondes sous ses bottes. Baigné de la lumière matinale, Bray s’approcha du lit sur lequel Elinor était assise lorsque Oscar l’avait vue. Tâtonnant, il se risqua à presser le couvre-lit. Lui aussi était gorgé d’eau et recouvert d’une matière sombre et gluante. Bien que la pression soit légère, une petite flaque trouble se forma sous son doigt.

« Le sac était pas là », dit Bray tout haut, répétant une nouvelle fois la conversation qu’il aurait avec Oscar. « Pourquoi est-ce que tu n’as pas regardé sous le lit ? », répliqua ce dernier par la voix de Bray.

Bray se pencha. De grosses gouttes sales s’écoulaient des franges du couvre-lit. Sous le sommier, s’était formée une nappe d’eau croupie. « Bon sang… Où c’est que cette femme a dormi ? », siffla-t-il, horrifié. Il se retourna. Pas de bagage. Il alla à la commode et l’ouvrit. Rien, excepté trois centimètres d’eau dans chaque tiroir.

Il n’y avait pas de penderie, aucun endroit où cacher une valise – à supposer que Mademoiselle Elinor ait volontairement cherché à la lui dissimuler, or elle avait insisté pour qu’il retourne chercher ses affaires. « Bon Dieu, Monsieur Oscar ! Quelqu’un est passé et l’a volée ! »

Il revenait sur ses pas quand Oscar, toujours par la voix de Bray, demanda : « Bray, pourquoi tu n’as pas regardé dans le couloir ? »

« Parce que, murmura Bray, cette vieille chambre est déjà assez affreuse… »

La porte qui donnait sur le couloir était fermée, mais la clé était dans la serrure. Bray s’avança et tourna la poignée. C’était verrouillé, aussi essaya-t-il la clé, également poisseuse. La porte s’ouvrit.

Il examina le long couloir désormais dénué de tapis. Aucune valise. Il marqua une pause, attendant que la voix d’Oscar lui ordonne de poursuivre ses recherches. Mais rien ne vint. Bray poussa un soupir de soulagement et referma doucement. Il retourna à la fenêtre, qu’il enjamba avec précaution pour descendre dans le canot.

Il dénouait lentement l’amarre, savourant le sentiment d’être sorti sain et sauf de cette pénible aventure, quand il remarqua ce qu’il n’avait pas vu jusqu’alors : le soleil éclairait à présent la trace laissée par l’eau sur le papier peint. Elle se situait à plus de cinquante centimètres au-dessus du lit fait avec soin d’Elinor Dammert.

Si l’eau était montée aussi haut, comment cette femme avait-elle fait pour survivre ?

 

Michael McDowell

Prologue
de
Blackwater

À l’aube du dimanche de Pâques 1919, le ciel au-dessus de Perdido avait beau être dégagé et rose pâle, il ne se reflétait pas dans les eaux bourbeuses qui noyaient la ville depuis une semaine.

Immense et rouge orange, le soleil rasait la forêt de pins accolée à ce qui avait été Baptist Bottom, le quartier où les Noirs affranchis s’étaient installés en 1895, et où leurs enfants et petits-enfants vivaient encore.

Désormais, s’étendait à perte de vue un magma fangeux de planches, de branches d’arbres et de carcasses d’animaux. Du centre-ville, ne surnageaient que la tour carrée de la mairie et le premier étage de l’hôtel Osceola.

Seule la mémoire aurait pu attester de l’existence des rivières Perdido et Blackwater qui, à peine une semaine plus tôt, parcouraient encore la bourgade.

Les douze cents habitants s’étaient tous réfugiés sur les hauteurs. À présent, la ville se décomposait sous une vaste étendue d’eau noire et puante qui commençait seulement à refluer.

Les frontons, pignons et cheminées qui n’avaient pas été arrachés et emportés par le courant saillaient de la surface sombre et luisante tels des signaux de détresse de pierre, de brique et de bois ; si bien que les branchages et les déchets non identifiés – bouts de vêtements, débris de meubles – qui frôlaient leurs appels à l’aide muets, s’y accrochaient dans leur dérive, comme autant d’anneaux de crasse autour de doigts tendus.

L’eau noire lapait paresseusement les façades en brique de l’hôtel de ville et de l’Osceola. À part ça, les flots étaient silencieux et immobiles.

Qui n’a pas vécu une inondation de cette ampleur s’imaginera que les poissons nagent librement à travers les fenêtres brisées des maisons, mais ce n’est pas le cas. Les vitres ne cèdent pas. Quelle que soit la solidité d’une bâtisse, l’eau s’infiltre toujours par le plancher ; invariablement, un cellier sans fenêtre comme un porche ouvert aux quatre vents seront inondés.

Les poissons s’en tiennent à leurs cours, inconscients des mètres de liberté supplémentaire déployés au-dessus d’eux. Les eaux d’une crue sont sales et pleines de choses sales ; les poissons-chats et les brèmes, désorientés par l’obscurité nouvelle, s’échinent à nager en cercle autour des rochers, des algues et des jambages de ponts qui leur sont familiers.

Si quelqu’un s’était tenu dans la petite pièce située sous l’horloge dans la tour de l’hôtel de ville, à regarder par la meurtrière est, il aurait vu approcher sur la surface huileuse de ces eaux nauséabondes, comme émergeant des décombres de la nuit, un canot solitaire avec deux hommes à son bord.

Mais il n’y avait personne dans cette pièce, et la poussière sur le sol de marbre, les nids d’oiseaux dans la charpente ou le murmure d’agonie des derniers rouages à n’avoir pas encore rendu l’âme demeurèrent inaltérés. Qui aurait pu remonter le mécanisme de l’horloge alors que la ville avait été entièrement évacuée pendant la crue ?

Aussi le canot solitaire poursuivit-il sans témoin sa navigation solennelle. Il arrivait lentement du nord-ouest et des riches demeures des propriétaires des scieries, elles aussi reposant sous les eaux de la Perdido. L’embarcation à rame, peinte en vert – fait étrange, tous les canots du coin arboraient la même couleur –, était manœuvrée par un Noir dans la trentaine, tandis qu’assis à la proue se trouvait un Blanc, de quelques années son cadet.

Les deux hommes gardaient le silence, médusés par le tableau irréel qu’offrait la ville – où ils étaient nés et avaient grandi – noyée sous plus de cinq mètres d’eau fétide. Depuis la première Pâques à Jérusalem, nul soleil ne s’était levé sur un spectacle aussi désolant, ni n’avait suscité autant de désespoir dans le cœur des témoins de cette aube naissante.

« Bray, dit le Blanc, rompant le silence. Dirige-toi vers l’hôtel de ville.

— Monsieur Oscar ! On sait pas ce qu’y a là-dedans. »

L’eau était montée jusque sous les fenêtres du premier étage.

« Je veux voir justement. On y va. »

À contrecœur, Bray orienta le canot d’une poussée ferme et vaguement impétueuse. Ils abordèrent le bâtiment en heurtant la balustrade du balcon.

« Vous allez quand même pas entrer ? », objecta Bray lorsque Oscar Caskey saisit l’imposant garde-corps.

Ce dernier fit non de la tête. La crue avait couvert la rambarde d’un dépôt gluant. Il voulut s’essuyer la main sur son pantalon, mais ne réussit qu’à y répandre un peu de pestilence.

« Approche-toi de cette fenêtre. »

Bray guida l’embarcation jusqu’à la première ouverture à droite du balcon.

Le soleil n’avait pas encore atteint cette partie du bâtiment, aussi le bureau – qui devait être celui de l’officier d’état civil – demeurait-il dans la pénombre. Le plancher n’était plus qu’une mare obscure. Le mobilier était renversé, et tables et chaises se trouvaient dispersées çà et là.

Des meubles, éventrés sous la pression, débordait une bouillie administrative détrempée. Partout s’étalaient des liasses de documents officiels en décomposition. Une demande rejetée d’inscription sur les listes électorales pour les scrutins de 1872 était venue se coller sur le bord de la fenêtre ; Oscar réussit même à déchiffrer le nom renseigné.

« Vous voyez quoi, Monsieur Oscar ?

— Pas grand-chose, des dégâts. Des soucis quand l’eau va baisser.

— C’est toute la ville qui va avoir des soucis quand l’eau va baisser. On devrait pas rester là, Monsieur Oscar. On pourrait tomber sur n’importe quoi.

— Et sur quoi est-ce qu’on pourrait tomber ? », rétorqua Oscar en se tournant vers lui.

Bray Sugarwhite était employé par les Caskey depuis qu’il avait huit ans. Il avait été embauché comme compagnon de jeu pour Oscar, alors âgé de quatre ans, avant de servir de garçon de courses, puis de jardinier en chef. Sa femme, Ivey Sapp, officiait comme cuisinière pour la famille.

Bray continua à ramer le long de Palafox Street. Oscar scrutait la rue de gauche à droite, essayant de se remémorer si le salon du barbier était muni d’un fronton triangulaire surmonté d’une boule en bois sculpté, ou si cet ornement appartenait à la boutique de robes de Berta Hamilton.

Cinquante mètres plus loin, on apercevait l’hôtel Osceola, dont l’enseigne emportée deux jours plus tôt devait, à cette heure, avoir éventré le flanc d’un bateau de pêche à la crevette, à dix kilomètres au large du golfe du Mexique.

« On va plus regarder nulle part, pas vrai, Monsieur Oscar ? », demanda Bray avec appréhension tandis qu’ils approchaient de l’hôtel.

À la proue, Oscar examinait les environs.

« Je crois que j’ai vu quelque chose bouger derrière l’une de ces fenêtres ! s’écria-t-il.

— C’est le soleil, dit précipitamment Bray. C’est juste le soleil qui tape contre les carreaux.

— Non, ce n’était pas un reflet. Bray, rame vers le coin là-bas. Fais ce que je te dis.

— Je vais pas le faire.

— Si, Bray, tu vas le faire, dit Oscar sans même se retourner. Alors ne discute pas. Rame jusque là-bas.

— Je vais pas regarder là-dedans… », souffla Bray à voix basse. Puis, plus fort, alors qu’il changeait de cap et ramait en direction de l’Osceola : « C’est juste des rats. Quand l’eau a commencé à monter à Baptist Bottom, je les ai vus sortir de leurs trous et se percher sur les palissades pour s’enfuir. Ces bestioles savent se mettre au sec. Et puis, tout le monde est parti de Perdido mercredi dernier. Y a rien d’autre qu’eux dans cet hôtel. C’est malin, un rat. »

Le canot cogna la façade est du bâtiment ; les vitres réfléchissaient les rayons rouges et aveuglants du soleil. Oscar regarda par la fenêtre la plus proche.

La totalité du mobilier de la petite chambre – le lit, la commode, l’armoire, l’évier et le portemanteau – était entassée au centre de la pièce, comme si les meubles avaient été pris dans un maelström qui se serait ensuite évacué par le plancher. Tout était couvert de boue. Encrassé et raide, un tapis gisait replié sur lui-même contre la porte. Dans la pénombre, Oscar ne parvenait pas à distinguer sur le papier peint la trace laissée par l’eau à son niveau le plus haut.

Le tapis remua. Oscar s’écarta vivement lorsque deux gros rats émergèrent de l’un de ses replis avant de filer vers la montagne de meubles au milieu de la chambre.

« Des rats ?! s’exclama Bray. Vous voyez ? Je vous l’avais dit, Monsieur Oscar, y a rien que des rats là-dedans. On ferait mieux de partir. »

Sans répondre, Oscar se leva et, saisissant un bout du store déchiqueté qui pendait du balcon voisin, tira l’embarcation vers le coin de l’hôtel.

« Bray, c’est celle-là, c’est la fenêtre où j’ai vu quelque chose bouger. C’est passé juste derrière. Et crois-moi, ce n’était pas un rat, pour la simple raison qu’il n’en existe pas d’aussi gros.

— Les rats ont trouvé plein à manger dans l’inondation », répliqua Bray. Ce qui laissa Oscar perplexe.

Se penchant en avant, il agrippa l’appui en béton et scruta la pièce au-delà des vitres maculées.

La chambre d’angle semblait avoir été épargnée. Impeccablement fait, le lit était bien aligné contre le mur et le tapis soigneusement disposé devant. La coiffeuse, la commode et le meuble de toilette étaient également à leur place. Rien n’était tombé ou ne s’était cassé.

À l’endroit où le soleil illuminait un large pan de sol, Oscar nota que le tapis paraissait humide ; il fut forcé de conclure que la crue s’était bel et bien infiltrée par le plancher.

Que le mobilier de cette chambre soit resté intact alors que celui de la chambre d’à côté avait été brisé, entassé et, ultime outrage, souillé de boue noire, constituait un parfait mystère pour Oscar.

« Bray, c’est à n’y rien comprendre.

— Y a rien du tout à comprendre. Et puis, je sais même pas de quoi vous parlez.

— Tout est en ordre, là-dedans. Il n’y a que le plancher qui semble un peu mouillé », dit Oscar en se retournant vers Bray, lequel secoua la tête et réitéra son désir de s’éloigner au plus vite de cet endroit à moitié submergé. Il craignait qu’Oscar se mette en tête de faire le tour du bâtiment pour inspecter chaque fenêtre.

Oscar tourna le dos à son compagnon afin de s’écarter du mur en prenant appui sur le rebord. Il jeta un dernier coup d’œil dans la chambre et bascula soudain en arrière avec un cri étranglé.

Dans cette pièce, clairement inoccupée une poignée de secondes plus tôt, se trouvait à présent une femme. Elle était tranquillement assise au bord du lit, dos à la fenêtre.

Sans attendre qu’Oscar donne d’explications à sa frayeur, et n’en cherchant aucune, Bray se jeta sur la rame et commença à s’éloigner de l’hôtel.

« Arrête ! Retournes-y tout de suite ! s’écria Oscar quand il se fut remis de ses émotions.

— Pas question, Monsieur Oscar.

— C’est un ordre ! »

La mort dans l’âme, Bray dirigea à nouveau le canot vers l’Osceola. Oscar s’apprêtait à agripper le mur quand la fenêtre s’ouvrit.

Bray se figea, la rame plongée dans l’eau. Le bateau heurta la façade, le choc manquant de les renverser.

« J’ai tant attendu… », annonça la jeune femme qui se tenait dans l’encadrement.

Elle était grande, mince, pâle, altière et belle. Ses épais cheveux roux ramassés en un chignon vaporeux étaient d’un intense rouge argileux. Elle portait une jupe sombre et un chemisier blanc. Une broche rectangulaire d’or et de jais était fixée au col de sa blouse.

« Mais qui êtes-vous ?! demanda Oscar avec stupéfaction.

— Elinor Dammert.

— Mais enfin, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Dans cet hôtel ?

— Oui.

— J’ai été surprise par la montée des eaux. Je n’ai pas réussi à m’échapper.

— Tout le monde est parti, objecta Bray. Soit ils ont filé, soit on est v’nu les chercher. Mercredi dernier.

— On m’a oubliée, répondit Elinor. Je dormais. On a oublié que j’étais là. Je n’ai pas entendu les appels.

— La cloche a sonné pendant deux heures, dit Bray d’un ton suspicieux.

— Est-ce que vous allez bien ? demanda Oscar. Depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Comme le dit votre ami, depuis mercredi. Au moins quatre jours. J’ai passé tout ce temps à dormir. Il n’y a pas grand-chose à faire dans ce genre de situation. Est-ce que vous auriez quelque chose dans votre canot à me donner ?

— À manger ? demanda Oscar.

— On a rien, répondit sèchement Bray.

— Nous n’avons rien du tout, renchérit Oscar. Je suis désolé, nous aurions dû être plus prévoyants.

— Pourquoi donc ? dit Elinor. Vous ignoriez que quelqu’un pouvait encore se trouver là, n’est-ce pas ?

— Ça, c’est sûr ! lança Bray d’une voix qui suggérait que leur découverte n’avait rien d’heureux.

— Chut ! intima Oscar, aussi confus que déconcerté par la grossièreté de Bray. Est-ce que vous allez bien ? répéta-t-il. Qu’avez-vous fait quand l’eau est montée ?

— Rien du tout, répondit Elinor. Je suis restée assise sur le lit en attendant que quelqu’un vienne me chercher.

— La première fois que j’ai regardé par la fenêtre, vous n’étiez pas là. La chambre était vide.

— J’étais là. Seulement vous ne m’avez pas vue. Peut-être à cause du reflet. J’étais assise juste là. Je ne vous ai pas entendus arriver. »

Il y eut un silence. Bray scrutait Elinor d’un air de profonde méfiance. Menton baissé, Oscar se demandait quoi faire.

« Est-ce qu’il y aurait une place pour moi dans ce canot ? fit Elinor au bout d’un moment.

— Bien sûr ! s’exclama Oscar. Nous allons vous emmener. Vous devez être affamée.

— Rapprochez le canot, dit Elinor à Bray. Là, juste en dessous, que je puisse descendre. »

Bray s’exécuta. Une main sur le mur, Oscar se leva et tendit l’autre à Elinor. Elle souleva sa jupe et enjamba gracieusement l’appui. Visiblement à l’aise, et sans laisser paraître le moindre signe de la détresse qu’elle avait dû ressentir pendant ces quatre jours de complète solitude dans une ville presque entièrement sous les eaux, Elinor Dammert se glissa à bord, entre Oscar Caskey et Bray Sugarwhite.

« Mademoiselle Elinor, je m’appelle Oscar Caskey et lui, c’est Bray. Il travaille pour ma famille.

— Comment allez-vous, Bray ? s’enquit Elinor en lui souriant.

— Ça va bien, m’dame, répondit Bray avec un ton et une moue qui évoquaient le contraire.

— Nous allons vous emmener en lieu sûr, dit Oscar.

— Est-ce qu’il y aurait de la place pour mes bagages ? demanda Elinor tandis que Bray écartait d’un coup de rame le canot de la façade en brique.

— Je crains que non, dit Oscar. Il y en a déjà à peine pour nous trois. Mais vous savez, dès que Bray nous aura débarqués, il reviendra chercher vos affaires.

— Hors de question que j’entre là-dedans ! protesta ce dernier.

— Bray, tu fais ce que je te dis. Tu imagines ce que Mademoiselle Elinor a subi pendant quatre jours ? Alors que toi, Maman, Sister et moi on était confortablement au sec ? Qu’on profitait de trois repas par jour tout en nous plaignant de n’avoir emporté que deux jeux de cartes au lieu de quatre ? Tu as pensé à ce que Mademoiselle Elinor a dû ressentir, seule dans cet hôtel alors que tout était inondé ?

— Bray, coupa Elinor Dammert, je n’ai que deux petites valises. Elles sont posées sur le sol, pile sous la fenêtre. Vous n’aurez qu’à tendre la main pour les attraper. »

Enfermé dans son mutisme, Bray ramait en sens inverse du trajet qu’Oscar et lui avaient emprunté à l’aller. Il fixait le dos de la jeune femme qui jamais, ô grand jamais, n’aurait dû se trouver là où on l’avait trouvée.

Assis à l’avant, Oscar cherchait désespérément quelque chose à dire, mais rien ne lui venait – du moins, rien qui puisse justifier qu’il tourne la tête par-dessus son épaule pour adresser une parole maladroite à Mademoiselle Elinor.

Par chance, ainsi qu’il s’en fit intérieurement la remarque, alors qu’ils passaient devant l’hôtel de ville, la carcasse d’un gros raton laveur remonta soudain à la surface, ce qui donna l’occasion à Oscar d’expliquer que les porcs, dans leur tentative de nager pour échapper à la crue, s’étaient ouvert la gorge avec leurs pattes avant. On ignorait si tous s’étaient noyés ou avaient saigné à mort. Mademoiselle Elinor sourit et acquiesça sans dire un mot.

Oscar n’ajouta rien de plus, ne se tournant à nouveau que lorsque l’embarcation passa devant sa maison. « C’est là que je vis », dit-il en pointant l’étage de l’imposante demeure, elle aussi inondée, de la famille Caskey. Mademoiselle Elinor hocha poliment la tête et déclara que c’était une très belle et très grande maison, et qu’elle souhaitait pouvoir la visiter à l’occasion, lorsqu’elle ne serait plus inondée. Oscar accueillit chaleureusement ce souhait – pas Bray.

Quelques minutes plus tard, Bray accosta entre deux racines émergées d’un grand chêne de Virginie qui marquait la limite nord-ouest de la ville. Un pied en équilibre sur la souche, Oscar sortit du canot et aida Mademoiselle Elinor à débarquer au sec.

« Merci, dit cette dernière en se tournant vers Bray. Je vous suis très reconnaissante d’aller récupérer mes affaires. Ces deux bagages, c’est tout ce que je possède, Bray. Sans eux, je n’ai plus rien. Ils sont posés tout près de la fenêtre, vous n’aurez qu’à tendre le bras. »

Puis, elle et Oscar se mirent en chemin pour l’église Zion Grace, vers les hauteurs, à un kilomètre et demi, où les grandes familles de Perdido avaient trouvé refuge.

Un quart d’heure plus tard, Bray abordait à nouveau la façade de l’Osceola. Le temps d’effectuer l’aller-retour, l’eau avait déjà baissé de plusieurs centimètres. Il resta assis un long moment à fixer l’ouverture béante dans l’espoir de rassembler assez de courage pour y passer un bras et récupérer les bagages.

« Je meurs de faim ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que cette femme a bien pu manger ? » S’enhardissant de sa propre voix, et bien que sa remarque ait touché à une partie déplaisante du mystère qui, il en avait l’intuition, auréolait Elinor Dammert, il fit pivoter le canot de manière à s’adosser au mur en brique. Se retenant à l’appui, il passa rapidement son autre bras à l’intérieur.

Ses doigts se refermèrent sur la poignée d’une valise qu’il sortit d’un geste brusque et lança dans l’embarcation. Il prit une profonde inspiration et recommença l’opération.

Sa main ne rencontra rien.

Il la retira à la hâte. Les yeux plissés, il fixa un instant le soleil, tendit l’oreille sans percevoir autre chose que le crissement du canot contre les briques rouges, et allongea à nouveau le bras, sondant l’espace sous la fenêtre. Aucune autre valise.

Il n’avait d’autre choix à présent que de regarder dans la chambre : glisser sa tête par la fenêtre et scruter la pièce, à la recherche du second bagage de Mademoiselle Elinor.

Avec la désagréable conscience d’être, à cet instant précis, le seul être humain de tout Perdido, Bray se rassit dans le canot pour réfléchir à la situation.

Il se pouvait qu’en lançant un coup d’œil là-dedans, il aperçoive la valise à sa portée. C’était le plus probable et il serait alors capable de la récupérer comme il l’avait fait pour l’autre. Mais il se pouvait, aussi, qu’elle soit hors de portée ; il lui faudrait alors se hisser dans la chambre. Et ça, pas question – mais peu importait, après tout il pourrait toujours dire à Monsieur Oscar qu’il n’avait pas pu sortir du canot, n’ayant pas trouvé d’endroit où l’amarrer.

Bray se remit debout et assura son équilibre en se maintenant à la façade. Il regarda par la fenêtre, mais ne vit l’autre bagage nulle part. Il n’était tout simplement pas là.

Sans réfléchir, la curiosité l’emportant sur la peur, il se pencha à l’intérieur et vérifia le long du mur.

« Seigneur ! Monsieur Oscar, murmura-t-il, répétant le laïus qui lui vaudrait le pardon pour avoir échoué à ramener les deux bagages. J’ai regardé partout, et il était pas là. J’aurais bien cherché dedans mais y avait rien pour s’amarrer, je… »

C’était faux, il aperçut une attache de métal autour de laquelle le cordon du store avait été fixé. Bray maudit ses yeux. Impossible de mentir à Monsieur Oscar, qu’importe ce qu’il ressentait.

Maudissant de nouveau ses yeux et son incapacité à ne rien dire d’autre que l’absolue vérité, il enroula la cordelette d’amarrage autour de l’attache. Lorsque le canot fut solidement arrimé, il passa avec précaution sa jambe par-dessus le rebord et, d’un bond souple, atterrit dans la chambre.

Le tapis était trempé. L’eau s’étalait en flaques nauséabondes sous ses bottes. Baigné de la lumière matinale, Bray s’approcha du lit sur lequel Elinor était assise lorsque Oscar l’avait vue. Tâtonnant, il se risqua à presser le couvre-lit. Lui aussi était gorgé d’eau et recouvert d’une matière sombre et gluante. Bien que la pression soit légère, une petite flaque trouble se forma sous son doigt.

« Le sac était pas là », dit Bray tout haut, répétant une nouvelle fois la conversation qu’il aurait avec Oscar. « Pourquoi est-ce que tu n’as pas regardé sous le lit ? », répliqua ce dernier par la voix de Bray.

Bray se pencha. De grosses gouttes sales s’écoulaient des franges du couvre-lit. Sous le sommier, s’était formée une nappe d’eau croupie. « Bon sang… Où c’est que cette femme a dormi ? », siffla-t-il, horrifié. Il se retourna. Pas de bagage. Il alla à la commode et l’ouvrit. Rien, excepté trois centimètres d’eau dans chaque tiroir.

Il n’y avait pas de penderie, aucun endroit où cacher une valise – à supposer que Mademoiselle Elinor ait volontairement cherché à la lui dissimuler, or elle avait insisté pour qu’il retourne chercher ses affaires. « Bon Dieu, Monsieur Oscar ! Quelqu’un est passé et l’a volée ! »

Il revenait sur ses pas quand Oscar, toujours par la voix de Bray, demanda : « Bray, pourquoi tu n’as pas regardé dans le couloir ? »

« Parce que, murmura Bray, cette vieille chambre est déjà assez affreuse… »

La porte qui donnait sur le couloir était fermée, mais la clé était dans la serrure. Bray s’avança et tourna la poignée. C’était verrouillé, aussi essaya-t-il la clé, également poisseuse. La porte s’ouvrit.

Il examina le long couloir désormais dénué de tapis. Aucune valise. Il marqua une pause, attendant que la voix d’Oscar lui ordonne de poursuivre ses recherches. Mais rien ne vint. Bray poussa un soupir de soulagement et referma doucement. Il retourna à la fenêtre, qu’il enjamba avec précaution pour descendre dans le canot.

Il dénouait lentement l’amarre, savourant le sentiment d’être sorti sain et sauf de cette pénible aventure, quand il remarqua ce qu’il n’avait pas vu jusqu’alors : le soleil éclairait à présent la trace laissée par l’eau sur le papier peint. Elle se situait à plus de cinquante centimètres au-dessus du lit fait avec soin d’Elinor Dammert.

Si l’eau était montée aussi haut, comment cette femme avait-elle fait pour survivre ?